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Mali : les retours de bâton du passé colonial

vendredi 25 janvier 2013 - 06h:49

Mark Levine

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La crise actuelle au Mali est un pur sous-produit du colonialisme français, et l’intervention militaire ne fera que produire de douloureux contre-coups.

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Envoyer une armada high-tech cogner comme des sourds sur des rebelles dont certains sont encore des adolescents n’a rien de glorieux... Mais si tuer des gens au Mali doit redorer le blason du PS et en particulier celui de Hollande et Fabius, pourquoi hésiter ? - Photo : AFP

L’expédition des soldats français pour stopper l’avance rapide des militants salafistes depuis le nord du Mali, est l’illustration des retours de bâton de deux siècles de politique française en Afrique. Certains de ces effets remontent au début du 19ème siècle, d’autres aux politiques suivies au cours des dernières années. Ensemble, ils mènent à une possible catastrophe pour la France et les États-Unis (les deux principaux intervenants étrangers au Mali aujourd’hui), et encore plus pour le Mali et les pays environnants.

Seule la réunion de deux facteurs peut empêcher la scène de cauchemar d’un énorme État défaillant au cœur de l’Afrique, propageant la violence à travers le continent. D’abord, l’assaut mené par les Français au nord doit parvenir à expulser la plupart des combattants salafistes des zones peuplées actuellement sous leur contrôle, et réussir à installer une force de sécurité viable dirigée par les Africains eux-mêmes et qui pourrait contrôler les centres habités pendant plusieurs années. Si ce n’était déjà pas suffisamment difficile, les diplomates français et internationaux doivent aussi créer l’espace nécessaire pour la mise en place d’un gouvernement malien beaucoup plus représentatif et moins corrompu, en position de négocier une solution équitable au conflit vieux de plusieurs dizaines d’années avec les peuples touaregs du Nord, dont la dernière tentative de faire violemment sécession l’année passée avec une zone quasi-indépendante, a contribué à créer un vide immédiatement exploité par l’AQMI (Al-Qaïda au Maghreb Islamique) et ses alliés radicaux.

Le premier et plus important des contrecoups provient de la politique coloniale française en Afrique du nord et de l’ouest, qui fut responsable de la création de la plupart des États impliqués dans le conflit actuel. La France a colonisé de larges zones de l’Afrique de l’ouest au début du 19ème siècle, prenant en 1815 le contrôle de ce qui est aujourd’hui la Mauritanie et le Sénégal, suivi de l’invasion de l’Algérie en 1830, de la Tunisie en 1881, de la Guinée, de la Côte d’Ivoire, et d’une partie du Soudan (qui deviendrait le Mali) dans les années 1890, puis du Niger en 1903 et 1904, et du Maroc en 1912.

Il est impossible de savoir comment la carte de l’Afrique aurait évolué sans le colonialisme européen pour la dessiner. Ce qui est sûr, cependant, c’est que la « bousculade européenne pour l’Afrique » qui a dominé le 19ème siècle - et dans laquelle les élites locales ont joué un rôle complaisant toutes les fois que cela servait leurs intérêts - garantissait que les puissances européennes créeraient une base territoriale d’États-nation dont les frontières auraient peu à voir avec la géographie ethnique et religieuse du continent. Le Mali en particulier, se retrouva composé de plusieurs groupes ethniques et linguistiques distincts. Sa brève et malheureuse union avec le Sénégal à l’heure de l’indépendance en 1960, mit en lumière la base artificielle des États de la région et de leurs frontières.

Des États issus du colonialisme

Le manque de considération pour les dynamiques ethniques, religieuses et culturelles locales et l’impératif colonial de s’arroger autant de territoires que possible sous une seule autorité, a créé une situation dans laquelle des régions dépassant deux fois la taille de la France, et des groupes de population qui avaient peu de raisons historiques ou culturelles de vivre sous la même souveraineté - et disposant de peu de ressources naturelles comparables pour se développer - ont été néanmoins forcées de se plier à ce carcan. D’abord, sous le pouvoir étranger - dont l’objectif principal, loin de « la mission de civilisation » proclamée par Paris, était d’extraire autant de richesses et de ressources que possible et d’imposer un contrôle sans limite aucune dans les méthodes utilisées - puis sous les gouvernements indigènes postcoloniaux dont les politiques envers leurs populations étaient souvent sur le terrain, peu différentes de celles de leurs prédécesseurs coloniaux.

En effet, même les pays qui ont gagné sans violence leur indépendance ont été structurellement déformés par le pouvoir colonial et la mise en place d’États disposant de frontières qui ne correspondaient pas aux organisations politiques et culturelles des régions dans lesquelles ils ont été instaurés. Comme cela est illustré par la situation difficile des communautés de Touaregs du Mali (communautés qui sont éclatées à travers le Sahel tout comme les Kurdes sont répartis à travers les pays du Croissant Fertile), beaucoup d’États dans l’ouest, le nord et le centre de l’Afrique se sont mis en place en intégrant d’importantes populations, différentes et désavantagées par rapport au groupe qui monopolisait le pouvoir. En même temps, les gouvernements installés après les indépendances étaient handicapés par la corruption et les fidélités claniques, leurs dirigeants étant le plus souvent dépourvus d’une vision du développement véritablement nationale et démocratique.

Dans une telle situation, la religion, qui pourrait avoir joué un rôle positif en influençant moralement des domaines publics et économiques, s’est retrouvée marginalisée par rapport aux pouvoirs en place, tout en gagnant de l’influence, progressivement et sous une forme parfois problématique, dans plusieurs des peuples les plus marginalisés de la région.

Si l’histoire coloniale de la France a créé les structures dans lesquelles la crise actuelle s’est inévitablement développée, un ensemble de politiques plus récentes constituent le deuxième niveau de causes, à savoir le franc soutien de la France au gouvernement algérien dans sa répression de la transition démocratique entamée en 1988 et écrasée en 1992. Comme cela est connu de tous, plutôt que de permettre au Front Islamique du Salut - un groupe inspiré par les Frères Musulmans et peu différent au niveau de ses racines et de ses perspectives que ses homologues islamistes égyptiens ou tunisiens - de prendre le pouvoir après sa victoire électorale incontestable au premier tour des élections parlementaires de 1991, les militaires algériens ont préféré annuler le second tour et lancer une campagne répressive qui s’est rapidement transformée en guerre civile entre le gouvernement militaire et les groupes islamistes radicaux.

Confrontée à la possibilité d’avoir à traiter avec un nouvel acteur politique islamiste qui aurait pris le pouvoir, la France, soutenue par les États-Unis, a choisi d’appuyer les militaires algériens avec qui d’étroites relations avaient toujours été entretenues. En s’alliant avec un gouvernement autoritaire, brutal et corrompu, la France et l’Occident d’une façon plus générale, sont devenus partie prenante dans un conflit cruel qui a vu l’émergence d’un groupe de dangereux terroristes, le GIA (Groupe Islamique Armé), très probablement contrôlé au moins en partie par les militaires eux-mêmes. La sanglante guerre civile qui a suivi, a coûté la vie à plus de 100 000 civils.

Le GIA devint le noyau d’un autre groupe, le Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat, puis d’Al-Qaïda au Maghreb Islamique. Ces groupes ont concentré leur action sur l’Afrique du nord une grande partie de la dernière décennie, puis ils sont entrés progressivement plus profondément dans les régions sahéliennes reliant l’Algérie au Mali, à la Mauritanie, au Niger, et au Maroc.

Si la France et l’Occident n’avaient pas soutenu sans réserves l’armée algérienne, il est hautement improbable que ces groupes se seraient créés et encore moins devenus ce qu’ils sont devenus (on peut évidemment dire la même chose de la principale branche d’al-Qaeda, qui, à beaucoup d’égards, est une pur produit du soutien continuel des États-Unis pour des régimes parmi les plus corrompus et les plus brutaux de la planète comme l’Arabie Saoudite, l’Égypte et le Pakistan).

Comme dans beaucoup d’autres cas, la France et ses alliés occidentaux ont choisi la stabilité aux dépens de la démocratie. Ce faisant, ils ont inévitablement - et ironiquement- fait le lit du chaos que leurs troupes doivent maintenant combattre.

Une fois de plus... on soutient le mauvais camp

Le troisième et dernier contrecoup est la conséquence du fidèle soutien français au dictateur tunisien Zine El Abidine Ben Ali. Particulièrement le fait que le président français a offert tout son soutien à Ben Ali au début de la crise sous la forme spécifique du « savoir-faire, reconnu dans le monde entier, des forces de sécurité [françaises] dans la gestion de situations sécuritaires de ce type » selon les mots du ministre des Affaires Étrangères, Michèle Alliot-Marie. Quand le soulèvement a commencé à prendre de l’ampleur, les déclarations embarrassantes du président ont provoqué une « crise de crédibilité » dans son gouvernement qui a obligé Sarkozy à reconnaître qu’il avait « fait une erreur » en soutenant Ben Ali contre les révolutionnaires.

L’embarras de Sarkozy était tel que, quand la crise libyenne a éclaté, la France, pour faire oublier ses fautes tunisiennes, a pris la direction des opérations et poussé l’Occident à intervenir militairement pour renverser Kadhafi. Mais c’est précisément la guerre aérienne de l’OTAN et le soutien militaire aux rebelles libyens qui a provoqué l’exode de combattants bien entraînés et d’importants stocks d’armes de la Libye vers le Niger, le Mali et d’autres endroits du Sahel après l’effondrement de l’État de Kadhafi. Le chaos et la propagation des armes générés par la guerre en Libye ont causé l’arrivée de grandes quantités d’hommes et d’armes au nord du Mali à un moment particulièrement dangereux de l’histoire du pays où des Touaregs longtemps opprimés qui avaient bénéficié des largesses de Kadhafi (et certains s’étaient en fait battus dans son camp) étaient à nouveau prêts à se rebeller contre le gouvernement central.

La situation est devenue encore plus chaotique avec le coup militaire inattendu et apparemment fortuit qui a renversé le président du pays sur le point de se retirer, Amadou Toumani Touré, en mars 2012, ce qui a créé un vide du pouvoir encore plus grand dans le pays.

Le contre coup du contre coup

C’est ici qu’on voit des décennies et même des siècles de décisions politiques françaises et plus largement européennes et étasuniennes converger pour produire le maximum de chaos. A cela s’est ajouté le contre coup des éternels conflits locaux, que ce soit l’hostilité du leadership militaire malien envers les conscrits de base (à l’origine du soulèvement qui a renversé le président en mars 2012), ou l’incapacité du mouvement rebelle touareg à renoncer à sa résistance armée traditionnelle pour intégrer une nouvelle génération de militants qui plaidaient pour un mouvement révolutionnaire beaucoup plus proche des printemps arabes qui devaient bientôt éclater, que de l’insurrection violente dont les Touaregs ont la réputation. Un an plus tard environ, l’armée avait perdu le contrôle sur la plus grande partie du pays et les Touaregs avaient été largement évincés de la révolte qu’ils avaient initiée par des groupes salafistes alignés sur Al-Qaïda.

Ce qui est très intéressant, c’est que ce contre coup-ci ne manquait pas de signes annonciateurs et qu’il aurait dû être anticipé par les politiciens français et occidentaux qui ont planifié la guerre en Libye. Des experts de l’Afrique du nord, comme l’analyste politique de Sciences Po, Jean-Pierre Filiu, ont indiqué dès 2010 qu’Al-Qaïda au Maghreb et d’autres groupes de combattants salafistes se détournaient de l’Algérie et développaient une présence stratégique et même un « nouveau théâtre d’action » au Sahel, dans le but de déstabiliser ces pays.

Ces « djihadistes représentent maintenant une sérieuse menace pour le nord du Mali et du Niger », expliquait Filiu, à cause du développement des kidnappings, de la contrebande et d’autres activités illicites et du recrutement d’une « nouvelle génération » de combattants dans les communautés pauvres de la région. L’évidence de l’augmentation des opérations des groupes islamistes radicaux au nord du Mali, ajoutée à l’agitation touareg croissante et à l’utilisation bien connue de Kadhafi des différents groupes nomades comme mercenaires, aurait dû alerter singulièrement les politiciens français et occidentaux et être pris en compte dans leur décision d’intervenir dans la guerre civile en Libye.

A vrai dire, l’ambassadeur des États-Unis au Mali avait déjà donné l’alerte en 2004 en disant que le Mali était « une terre africaine isolée, tribale et à peine gouvernée... un nouveau théâtre potentiel d’opérations pour les extrémistes religieux et les terroristes, à l’exemple de l’Afghanistan sous les Talibans... Si le Mali part, tout part ». Il a fait cette mise en garde au moment où l’armée étasunienne accentuait sa présence sur le continent, présence qui a culminé dans la création d’AFRICOM en 2008.

Étant donné toute l’attention dont a bénéficié le Sahel dans la dernière décennie de la part des politiciens français et étasuniens, il faut croire que, soit ils étaient tout à fait incompétents et incapables de saisir les conséquences inévitables de l’intervention militaire en Libye, soit ils y voyaient une situation gagnant-gagnant qui leur procurerait une nouveau théâtre d’opérations dans un endroit de la planète à l’intérêt stratégique croissant où les armées françaises, étasuniennes et occidentales s’engageraient de plus en plus (et ce faisant tiendraient à distance les pays rivaux comme la Chine).

Quoiqu’il en soit, exactement de la même manière que les interventions précédentes en Afrique ont contribué à créer la crise malienne actuelle, l’intervention actuelle au Mali, aussi nécessaire, sincère et même souhaitée par la majorité des Maliens (dans la mesure où il est possible de vraiment savoir ce que veulent les Maliens) soit-elle, produira sans aucun doute ses propres conséquences désastreuses et fera de nombreuses victimes supplémentaires parmi les Africains et les citoyens français, étasuniens et occidentaux.

* Mark LeVine est professeur en Histoire du Moyen-Orient à l’université d’Irvine, et l’auteur d’un livre à paraître sur les révolutions dans le Monde arabe : The Five Year Old Who Toppled a Pharaoh.

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20 janvier 2013 – al-Jazeera – Vous pouvez consulter cet article à :
http://www.aljazeera.com/indepth/op...
Traduction : Info-Palestine.eu – Dominique Muselet & Claude Zurbach


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