16 septembre 2017 - CONNECTEZ-VOUS sur notre nouveau site : CHRONIQUE DE PALESTINE

« Le progrès arabe empêtré par une langue fossilisée ? »

mercredi 9 janvier 2013 - 06h:30

Robert Fisk

Imprimer Imprimer la page

Bookmark and Share


En perspective de long terme : nous devons mieux comprendre notre histoire ; pourquoi les Arabes ont-ils disparu de « notre » science ?

JPEG - 14.9 ko

J’ai entendu toutes sortes d’explications de l’incapacité arabo-israélienne à trouver un accord sur la Résolution 242 du Conseil de Sécurité des Nations Unies parce que le texte en arabe appelle au retrait israélien « des1 territoires occupés par Israël en 1967 » (comprenant Cisjordanie, Gaza et Golan) alors que la version en anglais (conforme aux intentions américaines) omet l’article « the ».2 Ainsi l‘expression « de territoires occupés » laisse libre champ aux Israéliens pour décider quels bouts de territoires ils veulent rendre – et lesquels non.

Mais la version française retient aussi l‘article défini « les » - il est donc impossible d’en rejeter la faute sur les Arabes.Ou bien tout cela ne vient-il pas du fait que l’arabe parlé diffère de l’arabe écrit ? Y a-t-il un manque de clarté ? J’entends cela tout le temps - de la part d’Occidentaux, bien entendu.
Il peut 3 y avoir un certain manque de précision dans la vie pratique. Je me souviens d’être arrivé avec des collègues au Sud Liban lors d’une des cinq invasions israéliennes et d’avoir demandé combien de tanks israéliens il y avait sur la route devant nous. « Beaucoup », à ce que me répondirent des réfugiés. Combien ? « Ktir » - très beaucoup. Dix ? « Na’am » (oui). Vingt ? « Na’am » (oui, à nouveau). Il y avait là un dangereux manque de clarté, certainement.

Hasan Karmi, le lexicographe palestinien décédé il y a six ans, avait émis la théorie suivante : ayant appris enfants l’arabe familier, avant de progresser vers la forme écrite, bien plus précise, - et parce que la langue joue un rôle crucial dans le développement de la pensée – « , – ‘ les Arabes sont souvent désavantagés par un manque de précision de leur pensée ». Je rapporte ici les termes de la nécrologie de Karmi rédigée par mon camarade Donald Macintyre. D’où, peut être, l’incapacité des Arabes à préserver leur supériorité historique dans les sciences et la pensée.

Parce que pendant que je baratine sur l’influence pernicieuse des textos SMS, du parler Internet et de la blog – culture sur notre expression littéraire, les Arabes débattent de la question la plus controversée à propos de leur langue : à savoir que, alors qu’elle devrait être bien vivante et adaptée à l’ère moderne, ses linguistes ont produit des dictionnaires qui ne servent qu’à « déclamer la religion et sanctifier les morts ».

La culture arabe, selon le journaliste et écrivain Walid al-Kobeissi, né en Iraq, repose sur trois piliers : le nationalisme arabe, l’Islam et la langue arabe.Si l’un de ces piliers cède, la culture s’effondre. L’idée selon laquelle le moindre changement apporté à la langue est une sorte de profanation – puisque le véritable message de Dieu, le Coran, a été écrit en arabe – a empêché toute modernisation de la langue écrite.Mais depuis les années 90, les Kurdes ont commencé à accorder moins d’intérêt à l’arabe. Les Arabes chrétiens se servent d’un dictionnaire qui incorpore des termes médicaux modernes. Les Coptes utilisent, sur Internet, le dialecte arabe égyptien.

L’arabe littéraire, bien sûr, s’écrit, il ne se parle pas. Cependant la plupart des écrivains arabes, si l’on suit al-Kobeissi, ne font plus de progrès linguistiques passé l’âge de 40 ans parce que la maîtrise de l’arabe écrit prend plus de temps que celle des langues européennes. Il est convaincu que ses amis arabes perdaient du temps à apprendre la syntaxe : « L’analyse grammaticale est réellement le grand problème de notre langue. »

Dans les premiers temps de l’Islam, les Arabes commettaient des fautes parce qu’il n’y avait pas de vraie séparation entre la langue qu’ils écrivaient et celle qu’ils parlaient. En ces temps-là, on n’accusait pas les réformateurs de la langue d’être des Orientalistes. Le Calife ommeyade Al-Walid interdit à ses sujets de se préoccuper de grammaire, au moment où il souhaitait étendre l’arabe aux régions de langue latine et persane d’Irak et de Syrie.

Les dialectes servaient de pont entre l’arabe palé et l’arabe écrit – comme aujourd’hui. Al-Kobeissi, qui enseigne en Norvège, fait remarquer qu’il existait deux versions du norvégien, il y a 50 ans, dont les dialectes ont fait une seule langue. Toutefois, dans un dictionnaire arabe de 80000 mots, la plupart des mots ne sont pas utilisés –, – on compte ainsi, par exemple, 600 mots pour désigner un chameau. Ce que conteste l’écrivain palestinien Hanan Bakir.Elle pointe le fait que les Arabes ne parlent plus la langue des époques pré – islamique ou abbasside, qu’ils ne parlent même plus la même langue que leurs grand-mères. La langue évolue naturellement, les linguistes n’y sont pour rien.

L’astrophysicien Rim Turkmani (né en Syrie) de l’Imperial College croit que la science arabo – musulmane a eu une profonde influence sur l‘Occident pendant la Renaissance. Des savants européens citaient même des sources écrites en arabe et en persan. Ils traduisaient des textes scientifiques arabes.Edmund Halley – célèbre pour la comète qui porte son nom – traduisit deux livres arabes en anglais et rédigea un essai consacré au mathématicien al-Battani – le « Ptolémée arabe ». Le chimiste Robert Boyle étudia les travaux de Jabir bin Hayan. « À l’époque de la Renaissance et de la révolution scientifique les savants d’Occident reconnaissaient l’apport des Arabes et citaient leurs œuvres » (Turkmani, au journal l’Orient Le Jour).

Mais de nos jours, personne parmi ceux qui parlent de Haley ou de Boyle ne mentionne leur dette vis-à-vis des savants arabes. Turkmani n’en donne aucune raison. Peut-être devrions-nous réévaluer notre dette à l’égard des savants arabes en comprenant un peu mieux notre propre histoire. Pourquoi les Arabes ont-ils disparu de « notre » science ? Parce qu’ils n’ont pas franchi le fossé entre langue parlée et écrite ? Ou parce que nous, Occidentaux, avons soudainement découvert « l’orientalisme », « l’autre », musulman, suspect, qui hante toujours nos vies ?

« ..et le verbe était avec Dieu », nous dit-on. C’est discutable.

* Robert Fisk est le correspondant du journal The Independent pour le Moyen Orient. Il a écrit de nombreux livres sur cette région dont : La grande guerre pour la civilisation : L’Occident à la conquête du Moyen-Orient.

Du même auteur :

- Moyen-Orient : un « point de non-retour » pour nos pitoyables clichés - 29 décembre 2012
- Les réalités terribles qui maintiennent le régime Assad au pouvoir - 24 mars 2012->http://www.info-palestine.eu/spip.php?article13008] - 21 décembre 2012
- Syrie : on nous refait le coup des ADM ?... - 17 décembre 2012
- Victimes ordinaires à Beyrouth, oubliées des médias.... - 8 février 2012
- Romney ou Obama ? Les relations des États-Unis avec le monde arabe ne seront plus ce qu’elles étaient... - 2 novembre 2012
- « Si vous nourrissez un scorpion, il finira par vous piquer ! » - 24 septembre 2012
- Les provocateurs savent que la politique et la religion ne font pas bon ménage - 14 septembre 2012
- La route de la Syrie : du Djihad à la prison - 3 septembre 2012
- Daraya : comment un échange de prisonniers a tourné au massacre - 31 août 2012
- Syrie : après avoir été jadis accueillis, les Palestiniens sont maintenant chassés - 21 août 2012
- Syrie : pour les minorités, même la neutralité est dangereuse - 31 juillet 2012
- Syrie : la barbarie de la guerre en ex-Yougoslavie - 24 juillet 2012
- Égypte : l’armée et les voyous de Moubarak sont toujours aux affaires, malgré les élections - 18 juin 2012
- L’Irak retombe dans l’oubli - 28 octobre 2011
- Les enfants de Falloujah : l’histoire de Sayef - 8 mai 2012

8 janvier 2013 – The Independent – Vous pouvez consulter cet article à :
http://www.independent.co.uk/voices...
Traduction : Info-Palestine.eu - Michel Zurbach


Les articles publiés ne reflètent pas obligatoirement les opinions du groupe de publication, qui dénie toute responsabilité dans leurs contenus, lesquels n'engagent que leurs auteurs ou leurs traducteurs. Nous sommes attentifs à toute proposition d'ajouts ou de corrections.
Le contenu de ce site peut être librement diffusé aux seules conditions suivantes, impératives : mentionner clairement l'origine des articles, le nom du site www.info-palestine.net, ainsi que celui des traducteurs.