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Qu’est-ce qu’un colonialisme de peuplement ?

dimanche 22 juillet 2012 - 07h:49

Maya Mikdashi

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Aux Etats-Unis, le colonialisme de peuplement a été si total, et si réussi que le monde a oublié que l’Afrique du Sud, l’Australie et Israël sont tous des reproductions, des approximations de la victoire continue du foyer réimplanté.

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Récolte du riz sauvage par les Amérindiens (britannica.com)

Presque chaque année, pour la semaine du 4 juillet, ma famille fait le voyage de douze heures depuis sa maison dans le Michigan jusqu’à ce qu’ils appellent leur « ferme ». La terre est dans ma famille depuis qu’un traité de 1854 entre les Ojibwe et les Etats-Unis a créé la Réserve Tribale de la Bad River sur le Lac Supérieur (Wisconsin). Ma famille a des papiers « prouvant » ses droits à la terre qui jouxte Bear Creek, mais aux termes du Traité le gouvernement US garde la propriété ultime sur la terre qu’elle a donnée en bail « pour toujours » aux autochtones amérindiens et à leurs héritiers. Aussi longtemps que les dits héritiers ne contreviennent à aucune des clauses du Traité.

J’ai une relation ambivalente avec le fait que je suis en partie une autochtone américaine. Cette ambivalence est largement héritée car mon grand-père a traversé la vie en niant être « un indien ». Meurtri par le souvenir hérité de l’expulsion forcée et de "l’éducation" infligée à sa mère et à sa grand-mère, ainsi que par la discrimination qui avait marqué sa vie d’enfant dans la péninsule supérieure du Michigan, il n’a jamais dit à ses enfants qu’ils étaient en partie des indigènes amérindiens. Une année, sa soeur qui était née dans la Réserve et y résidait à ce moment-là, raconta à ma mère et à sa fratrie qu’ils étaient des autochtones d’une fière lignée séculaire. Mon grand-père était livide, convaincu que ses enfants allaient être harcelés sans répit et qu’ils se sentiraient dévalorisés une fois rentrés chez eux à Howell, dans le Michigan. Pendant des décennies il refusa de parler de l’histoire de sa famille et comment il parcourut sa vie en « demi-indien ». Ayant grandi à Beyrouth, je savais que ma mère était en partie Chippewa, mais cet élément de sa généalogie n’a pas eu plus de résonance que le fait qu’elle était aussi en partie suédoise. Les statues, poupées et les objets en perles qui ornaient la maison de mes grands-parents dans le Michigan étaient tout aussi peu remarqués que le drapeau américain sur la façade de la maison et l’assortiment infini de calendriers Ronald Reagan (et ensuite George W. Bush) suspendus aux murs et sur le réfrigérateur.

En vieillissant, mon grand-père se surprit lui-même en ayant envie de raconter son histoire d’autochtone américain. Il voulait confesser que sa vie avait été bien plus facile que celle d’une partie de sa fratrie parce que lui pouvait passer pour blanc. Il parla de sa mère et de sa grand-mère qui étaient appelées « peaux-rouges » à l’école, et de la première fois qu’il s’est senti complètement accepté : quand il servit dans l’armée pendant la guerre mondiale. Il se permettait d’être politique à propos d’être un indigène, poussé en partie par la nécessité que ses enfants reprennent sa ferme chérie et la résistance que le gouvernement US opposait chaque fois qu’une nouvelle génération venait à « hériter » une terre autochtone. Son revirement se produisit quand j’étudiais, et plus tard, quand j’enseignais le génocide des autochtones amérindiens dans mes cours sur le colonialisme, le droit et le pouvoir à l’Université Columbia. Quand je visitai mes grands-parents dans le Michigan, il partagea avec moi les bulletins d’information qu’il avait récoltés lors de sa dernière visite à la ferme. Il déploya des siècles de vieilles paperasses, des lotissements octroyés à mes ancêtres et portant le sceau présidentiel et les signatures de trois présidents différents des Etats-Unis. Il me fit voir une série de cartes de la Réserve montrant son rétrécissement au cours du XIXème siècle, quand des intérêts sylvicoles écornaient peu à peu le Traité de 1854. Il fut impressionné par ma connaissance du génocide des Amérindiens et par mon désir de savoir et de poser des questions sur notre famille.

Vers la fin de sa vie il souhaita que tous ses enfants aient leur carte de membre tribale, mais moi j’étais partagée.

Cette ambivalence se manifesterait parfois en colère, comme quand je déclinai une bourse pour les étudiants des minorités, à Columbia. Au début je fus encline à accepter cette bourse en tant qu’arabe vivant la pauvreté coutumière des étudiants de troisième cycle. Quand l’administration précisa qu’ils m’assuraient la bourse sur ma seule identification comme autochtone amérindienne, je fis marche arrière. Je n’étais pas née, pas élevée, pas éduquée aux Etats-Unis, et je suis tout sauf représentative des expériences des Amérindiens. En raison de pratiques d’oppression structurelles incapacitantes dans les Réserves, seule une minorité d’Amérindiens suivent quatre années d’enseignement supérieur. Moins encore reçoivent une éducation supérieure élitiste comme à Columbia. En outre il est violent de considérer les peuples indigènes comme une minorité parmi beaucoup dans un Etat multiculturel. Les autochtones amérindiens ne sont pas des Américains « à trait d’union » ils ne sont pas un groupe particulier ou singulier d’Américains. Ils ne sont pas arrivés en bateau ou en avion d’autres parties du monde. Ce monde n’était pas un nouveau monde pour eux. Les autochtones amérindiens sont plutôt les vestiges de l’holocauste nationaliste permanent.

Derrière cette colère et peut-être quelque part à sa source, il y a un sens inexplicable de culpabilité. Ai-je raison d’être en colère ? Qui suis-je pour me sentir bien-pensante dans cette histoire ? Après tout, je suis la petite-fille d’un homme qui a volontairement tu à ses enfants ses ancêtres autochtones, cherchant à les protéger, peut-être à se protéger lui-même de ce qui l’avait déjà blessé. Je suis la fille d’un de ces enfants, qui n’a pas vécu aux Etats-Unis pendant presque trente-deux ans. J’ai grandi en pensant et en combattant le colonialisme de peuplement en Palestine, pas aux Etats-Unis. En fait c’est à travers la Palestine que j’en suis venue à repenser et à questionner l’histoire familiale de ma mère. C’est après avoir travaillé dans un camp de réfugiés à Beyrouth que j’ai commencé à m’interroger sur l’usage du mot « la ferme » pour connoter un terrain dans une Réserve.

C’est seulement après avoir compris qu’Israël est une colonie de peuplement que j’en suis venue à voir les Etats-Unis comme pareil.

N’empêche, comment puis-je prétendre cette histoire comme mienne en sachant à quoi ressemblaient les cicatrices de la dépossession et du nettoyage ethnique ? Comment pouvais-je ressentir la catastrophe continue que fut (et qu’est) le peuplement des Etats-Unis, alors que je n’en avais pas payé le prix ? J’ai grandi dans une famille de la classe moyenne supérieure à Beyrouth. Je disais toujours que s’il fallait être quelque chose, j’étais une arabe américaine ou une arabe d’un milieu américain. Est-ce que j’ai le droit de sentir quoi que ce soit au-delà de l’indignation intellectuelle quand je lis les massacres, les déportations et les exterminations d’autochtones amérindiens, en particulier si cette lecture est faite dans les salles de classe impeccables d’une institution de l’Ivy League rebaptisée pour honorer Christophe Colomb ?

Cette année, me trouvant pour une fois aux Etats-Unis et non au Liban pour le mois de juillet, je rejoignis ma famille pour leur voyage vers la Réserve de Bad River sur le Lac Supérieur. J’étais nerveuse en regardant la péninsule supérieure, avec ses plages, ses rivières et ses villes baptisées d’après des tribus et des personnalités amérindiennes, qui défilaient derrière la vitre d’un véhicule climatisé. Il y avait de l’eau partout, je me souvenais combien, gentille enfant, cela m’avait surprise. J’avais été élevée en Méditerranée et à l’âge de sept ans je ne pouvais comprendre qu’une eau soit aussi vaste si dominante, et pas salée. Ouvrant la bouche j’attendais de l’amer. Je me trompais.

Je n’étais pas allée à la Réserve depuis cette année-là. Sauf voir mes pieds fouler le sable et la froide beauté du Lac Supérieur, j’ai exactement cinq souvenirs de ce voyage : 1 : être emmenée à un pow-wow qui réunissait des Chippewa de plusieurs Réserves des USA et du Canada. Je me souviens avoir tenté d’imiter les mouvements que je voyais devant un feu de joie, ma mère me regardant avec autant d’amusement que de désapprobation. 2 : ma mère désignant un portrait de l’ancêtre de mon grand-père, le chef Buffalo, au musée Ojibwe. 3 : mon grand-père me soulevant et me déposant dans un canoë avec un homme plus âgé qui récoltait le riz sauvage en tas près de mes pieds tandis que nous descendions la Bad River. Une sangsue se fixa sur mon bras. 4 : ma grand-mère me prenant dans sa chambre à coucher et me montrant une bible du XIXème siècle qui était dans la famille de mon grand-père depuis des générations. 5 : ma grand-mère retirant une tique de ma jambe et l’écrasant entre ses doigts tandis que je criais en dansant autour d’elle, ma protectrice.

Dans la voiture, je me dis que cette année-ci je demanderais ma carte de membre tribale en l’honneur de mon grand-père, mort deux ans auparavant. Ma mère est membre, de même que la plupart de mes cousins. J’envisageais de rendre visite à un ancien pour que la tribu me « nomme », comme mes cousins l’avaient fait des années auparavant. Je savais que mon grand-père avait souhaité que je devienne membre de la tribu de Bad River. Je savais que vers la fin de sa vie il se hérissait contre le fait que ma famille voyait la Réserve comme un lieu de vacances - option dont lui-même avait fait a promotion pendant des décennies.

Ce fut un congé du 4 juillet typique : cinq jours de BBQ, pêche, nage, foot, moustiques, feux de joie et feux d’artifices. Des fusées qui, presque obscènes, étaient peintes du drapeau américain, et explosaient dans le ciel au-dessus de Bear Creek.

Pendant ces cinq jours, j’appris que ma famille, comme d’autres, est parfois regardée avec suspicion par les résidents permanents de la Réserve. J’appris qu’on peut acheter des sweatshirts marqués “Bad River Reservation” fabriqués au Pakistan. J’appris qu’il faut être porteur d’une carte tribale si on veut visiter Round Rock Beach, sans doute la plage la plus belle que j’aie vue. On m’avertit que n’ayant pas encore de carte de membre « les indiens » pouvaient me dire de partir plutôt sans aménité. Sur cette belle plage, j’appris que je pouvais faire l’objet de méfiance : alors que j’approchais d’une enfant pour l’aider à sauter un rocher, sa mère accourut sur moi pour l’arracher à mon sourire.

J’appris qu’il faut commander le riz sauvage pour sa famille un an à l’avance pour que l’homme au canoë puisse vous facturer dans la récolte de la saison. J’appris que le riz sauvage qui se vend en coûteux emballages dans toutes les grandes surfaces américaines, ce n’est pas autre chose qu’une nouvelle forme de colonialisme.

En fait, le houmous est à la Palestine ce que le riz sauvage est aux Amérindiens. Comme Israël continue de proclamer la cuisine palestinienne comme la sienne, les USA font pareil avec les Amérindiens : manger du maïs, du riz sauvage, du quinoa, des canneberges, du pain au maïs et de la dinde, en étant persuadés que c’est la cuisine nationale.

Aux Etats-Unis, le colonialisme de peuplement a été si total, et si réussi que le monde a oublié que l’Afrique du Sud, l’Australie et Israël sont tous des reproductions, des approximations de la victoire continue du foyer réimplanté.

J’appris qu’au retour de la Réserve, les gens demanderaient si on « avait vu des indiens, de quoi ils avaient l’air et combien ils étaient » comme si on était allé en excursion ou au zoo.

Au retour je tentai d’expliquer le colonialisme des colons aux fils de mes cousins. J’essayais de traduire le langage des cours de Patrick Wolfe en un langage adapté à un voyage en voiture et accessible à deux garçons hyperactifs de sept et treize ans. J’ai échoué. Je dis beaucoup de choses qui, ensemble, désignent du geste ce que signifie vivre dans une colonie de peuplement dont les crimes ont été normalisés. Je désignais avec des gestes, sans pouvoir dire. Je n’ai pas le vocabulaire pour cela. 

Il n’y a pas de dictionnaire pour aider à parler la langue des histoires qui ne sont pas l’Histoire.

Il n’y a pas de mélodie pour cette mélancolie. Alors je cherche le moyen de décrire tout ce poids, toute cette tristesse et je ne trouve qu’une métaphore. Une comparaison tautologique : le houmous est à la Palestine ce que le riz sauvage est aux Amérindiens. Bien sûr, c’est insuffisant. Il y a tellement plus que je pourrais tenter de dire, sans y réussir.

Le colonialisme de peuplement est criminalisant : des ivrognes, des toxicomanes, des terroristes. C’est le scélérat, le danger et la défiance à Lid, à Sabra et dans la Réserve de Bad River. C’est ainsi que ces espace s’ouvrent aux autres où résident le bon indigène et le bon Palestinien. Ce sont des bourses « minorités » données à ceux qui ont peut-être été un jour dans une Réserve, mais ont le quota de sang requis pour permettre à une université de prétendre à des points de diversité.

Le colonialisme de peuplement est un silence hérité où vous savez qu’il doit y avoir des souvenirs. On sait que ces souvenirs ont été excisés volontairement à cause de la souffrance et de l’espoir d’un avenir meilleur, si seulement la génération d’après voulait bien oublier. C’est un homme vieillissant dans le regret pour avoir tu à ses enfants et petits-enfants sa vie et les vies de ses êtres chers. C’est sa petite-fille voulant remonter le temps pour flanquer une raclée à qui lui collerait des sobriquets, à la petite école. C’est trouver des papiers, des actes de propriété et des photos de proches qui ont « l’air indien » et que vous n’avez jamais vues parce qu’elles étaient dans une valise fermée à clé pendant des décennies. C’est regarder ces photos en vous étonnant des noms de ces gens et en sachant que même si vous saviez les noms, vous ne sauriez pas comment les prononcer ni comprendre quel sens ils étaient censés renfermer. C’est comprendre que ces documents et ces photos de famille pourraient appartenir à un musée et qu’ils raconteraient l’histoire jumelle d’un génocide et d’une nation en construction. C’est penser que votre frère a la même forme d’yeux qu’une arrière-grand-mère, puis vous faire le reproche de voir des choses qui ne sont pas et ne peuvent être là. C’est attendre de sentir quelque chose au-delà de la colère et de la culpabilité et se sentir consumée par le poids de l’attente.

Le colonialisme de peuplement, c’est l’incertitude, chercher quelqu’un pour partager cette incertitude et se rendre compte que les gens autour de vous ne sont plus intéressés par la réflexion et s’étonnent que vous ayez toutes ces questions. Tous sont las de tout ce passé, toutes ces demi-vérités et quarts de souvenirs. C’est se sentir reniée mais sans savoir de quoi et sans pouvoir le trouver. C’est se sentir coupable d’avoir des questions, se demander « est-ce que j’ai le droit de ressentir ce que je ressens » . C’est l’auto-reproche. Une séparation, et le golfe qui s’ouvre quand un signe reste mais que le référent est perdu. C’est être hanté sur une autoroute quand les noms qui portent la marque de peuples vaincus défilent trop vite pour pouvoir être mémorisés ou notés. C’est la prolifération de divisions, entre gringos, sang-mêlés et indiens, et entre Palestiniens, Palestiniens réfugiés et Palestiniens citoyens (et réfugiés) de pays du premier monde. C’est l’attrait de passer pour blanche, sérieuse, pas pauvre. C’est le désir d’être reconnue pour ce que les autres considèrent comme normal.

C’est le tourisme à Jérusalem, les yachts à Round Rock Beach sur le Lac Supérieur, la certitude que la fête nationale sera célébrée dans une Réserve d’indigènes amérindiens, où les fusées sont les meilleures et les plus explosives que puisse acheter l’argent américain. C’est la vieille ville de Haïfa, préservée comme une installation de musée, éclairée la nuit pour éclairer des routes qui tracent sur le pays des cartes en lettres hébraïques.

C’est essayer de poser sa candidature pour devenir membre de la tribu, et prévoir le jour où vous vous rendrez dans les bureau tribaux. C’est faire demi-tour à l’entrée, ambivalente, tiraillée entre colère et culpabilité. C’est se sentir indigne de cette histoire et de ce combat continuel. C’est se sentir petite et insignifiante et diluée.

Le colonialisme de peuplement c’est être incapable de remplir les blancs. C’est l’histoire d’une faille familiale entre indigènes et colons. C’est la logique de la supériorité, de la suprématie, du génocide. C’est la colonisation de la mémoire et d’événements qui finissent par être connus comme « l’Histoire ». C’est visiter une Réserve ou un camp de réfugiés et se demander comment cela aurait pu être votre vie. C’est être reconnaissante que ceci ne soit pas votre vie, que ceci n’est qu’une visite ou une passion, un choix d’être là. C’est réaliser que cette confiance en son propre lieu a été achetée avec la logique et la pratique d’un colonialisme de peuplement. C’est attendre des réponses à des enquêtes que vous ne pouvez et ne pourrez sans doute jamais articuler. C’est chercher une révélation en écrivant et ne trouver que la prolifération des questions des doutes et des histoires. Comme ces questions, et plus que tout, le colonialisme de peuplement se poursuit.

Maya Mikdashi est doctorante en anthropologie et co-réalisatrice du documentaire "About Baghdad". Elle est co-fondatrice du webzine Jadaliyya.

17 Juillet 2012 - Jadaliyya - Vous pouvez consulter cet article à :
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Traduction : Info-Palestine.net


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