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Les apologistes d’Assad :
le syndrome de l’autruche (II)

samedi 21 juillet 2012 - 08h:29

Hicham Safieddine
Jadaliyya

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Les apologistes d’Assad s’essoufflent à vouloir arrêter la marée descendante de l’histoire passée. Les opportunistes de l’opposition sont impatients de remplacer cette histoire par une autre histoire, à double-face, qu’ils feraient passer pour une révolution. Les temps sont venus pour une troisième voie, radicale, de s’affirmer et de s’engager dans un débat politique constructif sur ce qui se révèle être le plus complexe des soulèvements arabes.




Voir la première partie


Anti-impérialisme et anticolonialisme : le facteur Fanon

Le régime n’a pas fait assez, comparé à ses alliés, pour consolider sa position anti-impérialiste, surtout parce qu’il était plus soucieux de consolider son contrôle et sa domination internes. Pour insister sur leur soutien à Assad sous le prétexte de sa position anti-impérialiste, évoquons la confusion entre anti-impérialisme et soutien aveugle aux élites nationalistes. En outre, un refus de regrouper les deux n’est pas une invention des « intellectuels libéraux de salon » comme certains des partisans de la première voie le prétendent. Un tel refus a été élaboré essentiellement par l’un des piliers de la pensée anticolonialiste, Frantz Fanon, dont le nom brille par son absence dans le lexique politique des apologistes d’Assad. Bien avant que l’élite néolibérale ne soit arrivée au pouvoir, Fanon avait mis en garde contre les excès des élites bourgeoises nationalistes dans l’utilisation du discours anti-impérialiste et anticolonialiste, afin de dissimuler leur propre rôle de profiteurs dans la consolidation des structures du contrôle impérialiste. L’analyse de Fanon aiderait en réalité à expliquer pourquoi certains Arabes de gauche, probablement plus sensibles à l’histoire anticolonialiste que les anti-impérialistes internationaux, sont des troisième voie plutôt que des partisans du régime.

Non seulement ils n’évoquent pas Fanon, mais les apologistes vont même jusqu’à reprendre la citation de Lénine sur la politique de la troisième voie, utilisant vraiment la même ruse de langage que quelqu’un qui citerait la référence de Tony Blair à « une troisième voie » pour saper la politique de la troisième voie en Syrie. Lénine a été parfois plus que disposé au compromis quand il s’est agi de traiter avec les forces impérialistes (c.-à-d. le traité de Brest Litovsk). Dans sa critique de la politique de la troisième voie, le dirigeant communiste était en fait beaucoup plus préoccupé par la lutte des classes et le mépris de ceux qui, comme les socialistes libéraux, n’avaient pas pris de position ferme et sans compromis dans ce combat contre la classe bourgeoise. Une référence qui servirait mieux, en fait, les apologistes d’Assad est le désaccord de Lénine avec Rosa Luxembourg sur l’accompagnement de la bourgeoisie du tiers-monde. La critique de Lénine de la politique de la troisième voie se prête donc ironiquement plus au soutien de ceux qui appellent à aucun compromis avec Assad, puisque la classe de l’insurrection syrienne est massivement composée de la paysannerie et de la classe ouvrière des banlieues. Il est vrai que la paysannerie est représentée de façon très contestable dans l’histoire intellectuelle du marxisme. Dans le cas de la Syrie, l’expression politique dominante de leur insurrection n’a pas seulement pris une forme réactionnaire (lire « religieux » en termes marxistes). Elle est en réalité, et contrairement à ce que beaucoup de gens en faveur de l’insurrection veulent nous faire croire, pour des raisons romantiques voire plus sinistres, soutenue par les régimes régionaux impérialistes et réactionnaires. Toutefois, la reconnaissance de cette expression politique problématique de l’insurrection rend nécessaire une troisième voie, pas une position qui fait l’apologie du régime Assad.

Comme indiqué ci-dessus, une référence beaucoup plus appropriée - même si loin d’être parfaite - à la politique de la troisième voie dans le cas de la Syrie, est le mouvement des non-alignés qui s’est propagé à travers le monde durant la Guerre froide. A l’époque, l’Union soviétique était beaucoup plus anti-impérialiste que la Russie d’aujourd’hui, oligarchique et axée sur le marché. Pourtant, des dirigeants de l’hémisphère sud comme Nasser, Nehru, et Nkrumah ont reconnu la nécessité de tracer une voie indépendante du combat anticolonialiste pour éviter de dépendre totalement des grandes puissances. Une logique ressemblante - mais certainement pas identique - pourrait bien se trouver derrière la pensée de la troisième voie. La Syrie s’est transformée en un terrain de jeux pour un combat des grandes puissances internationales, et le perdant ultime, c’est le peuple syrien lui-même. L’une des nombreuses différences fondamentales entre le mouvement des non-alignés d’alors et la politique de troisième voie d’aujourd’hui en Syrie, c’est que la troisième voie en Syrie s’en est tenue essentiellement à une position politique, avec trop peu de forces politiques pour qu’une telle position soit plus visible concrètement. Les apologistes d’Assad ne parviennent pas à faire cette distinction entre manque de force politique et manque de position politique. Pour être juste envers les apologistes d’Assad qui se plaignent, il faut reconnaître qu’il n’existe aucune articulation bien définie de la politique de la troisième voie. Toutefois, un tel manque est bien loin du portrait caricatural que les apologistes font des troisième voie.

La pensée de la troisième voie : une bande d’élitistes libéraux ?

La déformation factuelle primaire de la politique de la troisième voie est le maquillage même du camp de la troisième voie. L’actuelle troisième voie, nous dit-on, est composée d’intellectuels et d’activistes issus d’universités, d’organisations non gouvernementales et des médias dominants. Lesquels sont les habituels suspects de l’idéologie élitiste libérale. Il est facile, alors, d’avancer toutes sortes d’affirmations à propos des tendances privilégiées et libérales de ce groupe. Sont exclus de telles interprétations, et de façon un peu commode, les éléments de l’opposition syrienne intérieure, dont la plus grande partie sont des non-universitaires au sens classique du terme. Certains membres de ce groupe ont passé des années en prison et ont souffert de la torture entre les mains du régime (et pour des raisons qui n’ont rien à voir quand il s’agit de libérer la Palestine du sionisme ou le monde de l’impérialisme). Au lieu d’être présentés comme un sous-ensemble incorporé aux partisans de la troisième voie, l’opposition syrienne intérieure est dépeinte par les apologistes d’Assad comme un groupe distinct, soutenu par les troisième voie ! Cela permet de voir ces troisième voie comme des gens engagés simplement dans une politique marginale. Cela occulte également le fait que cette troisième voie peut avoir une position politique réelle, probablement analogue à la position concrète adoptée et mise en ?uvre par l’opposition intérieure. En bref, ce que les apologistes n’arrivent pas à voir, peut-être même qu’ils se le cachent, c’est que les troisième voie ne sont pas différents des pro-Assad et des camps de l’opposition dominante, avec des gens de toutes conditions sociales s’identifiant à un côté politique ou à un autre.

Parler des principaux médias comme d’un débouché pour la rhétorique de la troisième voie n’est qu’une initiative fallacieuse de plus. S’agissant des médias (mondialement parlant), les désaccords entre la troisième voie, la première voie et ces éléments problématiques de l’opposition syrienne ont peu à voir avec le contexte universitaire, les affiliations aux ONG, ou les autres tendances libérales. C’est le cas même pour une publication alternative comme Al-Akhbar, journal libanais qui se qualifie lui-même d’anti-impérialiste. Pour le moins, la vaste majorité des journalistes de la grande presse en Occident, dénués de sens critique, se sont faits les promoteurs des rebelles et n’ont guère de scrupules quant à l’intervention militaire. Quant aux médias arabes, dont la majeure partie est propriété saoudienne ou d’alliés, ils reprennent comme des perroquets le discours occidental (parfois même sous ses formes les plus grossières). Le reste de la presse arabe (la minorité) est largement détenue ou soutenue par les forces pro-Assad ou ses alliés.

Les radicaux de la troisième voie sont ainsi laissés pour compte quand il s’agit du paysage médiatique. Pour exiger que les troisième voie - des intellectuels, particulièrement ceux de gauche - cessent d’être ouvertement critiques comme ils le sont, on leur donne - en dépit de leur ego - plus de crédit pour qu’ils aient un impact sur les évènements, tout en leur refusant ce petit rôle qu’ils peuvent jouer en tant que voix critiques et radicales en plein milieu de cette crise. Si on est critique ce n’est pas que pour le plaisir de l’être, ni simplement pour une question de cohérence morale (non que la cohérence morale soit un crime, n’est-ce-pas ?). Cela touche également à la lecture des réalités sur le terrain (à la fois des détails et de l’image à grande échelle) et - tel que soutenu ci-dessus -, de façon certaine, au combat de l’anti-impérialisme que ceux de la première voie aiment tant évoquer. Mais une analyse minutieuse du discours de la première voie montre que l’anti-impérialisme est la dernière chose que les première voie ont à l’esprit. Dans un tel discours, l’anti-impérialisme est un mot de code pour la lutte antisioniste, telle que cristallisée au fil des deux dernières décennies sous la forme d’une résistance armée centrée sur le Liban, facilitée par Damas, et soutenue par Téhéran. Les deux - anti-impérialisme et antisionisme - sont bien sûr étroitement imbriqués mais pas identiques. Il est préférable alors de dire les choses comme elles sont et, en conséquence, si on est d’accord ou si on ne l’est pas.

La question de la Palestine : le test Teflon

L’essentiel des arguments avancés par beaucoup de la première voie, autoproclamés anti-impérialistes, porte peu sur les grandes questions de l’anti-impérialisme, et, finalement, se résume à la résistance armée contre Israël. Pour être juste envers les première voie, l’examen du rôle du régime syrien dans la lutte palestinienne (tant par les forces pro que anti Assad) souffre d’un manque total d’analyse circonspecte et fondée, d’où il ressort que le régime apparaît comme l’alpha et l’oméga de la résistance, ou son liquidateur.

Le rôle du régime syrien a changé au fil des années, et le présenter commet tout à fait positif ou tout à fait négatif est contradictoire. Evoquer ce que le régime a fait sur plus de trente ans, comme le font ceux de gauche, est polémique et je dirais, impropre. Pour comprendre la crise actuelle, ce qui compte c’est son histoire la plus récente. Depuis les Accords d’Oslo (1993), nul ne dément que le régime Assad, pour bien des raisons et indépendamment de ses motifs, a été un pilier de l’axe de la résistance contre l’agression U.S. et israélienne et les objectifs impérialistes/colonialistes dans la région. Tout comme le fils Assad a été un agent plus efficace de la politique néolibérale que son père, il faut admettre qu’il a aussi été un soutien plus intrépide pour la résistance armée dans la région.

En conséquence, prétendre que le régime syrien « n’a rien valu » pour le projet de résistance n’est qu’une autre déformation, surprenante, qui est avancée par les apologistes, ainsi que par quelques troisième voie (c.-à-d. de type libéral). Si les troisième voie n’avaient pas mesuré une telle valeur, ils ne réclameraient pas une troisième voie, pour commencer. En fait, s’opposer à une intervention étrangère peut avoir un coût très élevé en termes de vies humaines, étant donné que le régime est bien capable de lâcher tout son courroux sur les dissidents en absence de contrainte extérieure. Certains troisième voie peuvent faire valoir que c’est un prix douloureux, un prix qu’il faut assumer s’il est question effectivement de révolution organique, et non d’un grand combat pour le pouvoir ou simplement de sauver des vies à court terme. Une position radicale mieux articulée de la troisième voie pourrait aider à se dégager d’une grande partie de ces situations. Une telle position signifie par exemple chercher à renverser le régime, mais pas à n’importe quel prix. Elle implique de refuser de s’engager dans le « dialogue » avec le régime, mais d’accepter des négociations sous certaines conditions qui garantissent une stratégie de sortie qui sauvegarde les sacrifices du peuple syrien, tout en empêchant l’usurpation de l’insurrection par des puissances extérieures.

Ne faire qu’énoncer simplement ces exigences ne suffit pas. Mais il ne faut jamais s’enfouir la tête dans le sable et ressasser des absolutismes à propos de l’anti-impérialisme comme le font les apologistes. Les apologistes d’Assad s’essoufflent à vouloir arrêter la marée descendante de l’histoire passée. Les opportunistes de l’opposition sont impatients de remplacer cette histoire par une autre histoire, à double-face, qu’ils feraient passer pour une révolution. Les temps sont venus pour une troisième voie, radicale, de s’affirmer et de s’engager dans un débat politique constructif sur ce qui se révèle être le plus complexe des soulèvements arabes.

Hicham Safieddine est journaliste, domicilié à Beyrouth et chercheur du Moyen-Orient. Il a écrit pour Toronto Star au Canada, l’hebdomadaire Al-Ahram en Égypte, et Al-Akbar au Liban.

Du même auteur :

- Le tribunal pour le Liban pousse au conflit plutôt que d’amener des réponses - Al Jazeera - 1er juillet 2011

- Israël mène une guerre sur plusieurs fronts contre la résistance libanaise - The Electronic Intifada - 18 août 2010

10 juillet 2012 - Jadaliyya - traduction : Info-Palestine.net/JPP


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