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Solidarité et Réalpolitique : Ma réponse à Jeff Halper

mercredi 9 mai 2012 - 07h:46

Susan Abulhawa

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Les Palestiniens ne sont pas une espèce inférieure à qui on pourrait demander d’aspirer à un compromis de dignité humaine pour tenir compte des conceptions racistes de quelqu’un d’autre qui serait d’essence divine.

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Susan Abulhawa pendant une conférence sur BDS à l’Université de Pennsylvanie,
le 4 février 2012




Il y a quelques années, j’ai participé à une table-ronde avec trois hommes, dont Jeff Halper, lors de la conférence Sabeel en Pennsylvanie. Chaque intervenant devait donner sa vision d’une solution au "conflit israélo-palestinien". Placée où j’étais, j’ai pris la parole en dernier. J’ai écouté chacun de mes collègues présenter différentes versions d’une solution à deux Etats, toutes plus déprimantes les unes que les autres, chacune avec des nuances hors propos (toutes exprimées auparavant par Israël, au fait !) sur la manière de faire disparaître le problème des réfugiés. Ils ont repris la discussion rebattue sur des échanges de terre, des compromis, plusieurs boulevards surréalistes qui contournent l’humain et nombre d’autres solutions créatives destinées à éviter l’application des droits de l’homme des Palestiniens.

Lorsque ce fut mon tour, j’ai parlé d’accorder aux Palestiniens les mêmes droits fondamentaux qui s’appliquent au reste de l’humanité, y compris le droit au retour chez soi après avoir fui un conflit. J’ai parlé d’égalité devant la loi, indépendamment de la religion. J’ai parlé d’une construction qui empêcherait un groupe d’en opprimer systématiquement un autre. J’ai parlé du droit universel à la dignité humaine. J’ai parlé d’un accès égal aux ressources, dont l’eau, indépendamment de la religion.

Je n’oublierai jamais la réponse de Jeff Halper, qu’il s’est empressé d’exprimer avant même que j’ai fini de parler. Il a commencé avec un sourire, de ce sourire qu’un adulte adopte devant les remarques naïves d’un enfant. Il fallait qu’il me donne une leçon et il a commencé à me dire, de la manière condescendante de celui qui sait mieux que vous, que ma vision manquait de "comment pourrais-je dire... réalpolitique."

Je n’ai pas renoncé alors, pas plus que je ne l’ai fait depuis, à ma position : les Palestiniens ne sont pas une espèce inférieure à qui on pourrait demander d’aspirer à un compromis de dignité humaine pour tenir compte des conceptions racistes de quelqu’un d’autre qui serait d’essence divine.

Ceci dit, je ne considère pas Jeff Halper comme un raciste et je reconnais l’impact plutôt positif qu’il a eu en attirant l’attention sur une des cruautés immuables d’Israël, à savoir la démolition systématique des maisons palestiniennes comme outil de nettoyage ethnique de la population indigène non juive. Mais à mon avis, cela ne lui donne pas le droit de parler de ce que les Palestiniens devraient ou ne devraient pas faire. Je ne pense pas non plus qu’on puisse le qualifier d’anti-sioniste lorsqu’il accepte clairement les privilèges accordés exclusivement aux juifs. Après tout, Jeff Halper est un États-unien du Minnesota qui a fait son aliyah (le programme officiel d’Israël qui autorise les Juifs du monde entier à venir s’installer dans ma patrie, finalement à la place des autochtones expulsés). Peut-être est-ce dû à mon manque de réalpolitique, mais je ne peux pas concilier le fait d’embrasser le fondement même du sionisme d’un côté, et parler d’anti-sionisme de l’autre.

Dans un interview récent avec Frank Barar sur Al-Jazeera (1), c’est exactement ce qu’il fait. Il esquisse également un scénario lugubre sur l’avenir des Palestiniens, basé sur ce qu’Israël est très vraisemblablement en train de comploter, à savoir l’annexion de la Zone C et la pacification de l’Autorité palestinienne (également probable) avec des avantages économiques et des mini-bantoustans qu’ils peuvent appeler un Etat. Mais il est complètement dans l’erreur, à plusieurs reprises, lorsqu’il s’agit des Palestiniens eux-mêmes, comme s’il nous évaluait tous d’un coup d’ ?il et décidait qu’il n’est pas impressionné. Malgré la résistance palestinienne non violente en résurgence dans toute la Palestine, sous diverses formes allant de manifestations à d’importantes campagnes de solidarité, grèves de la faim, et autres, il dit que "la résistance [palestinienne] est impossible" aujourd’hui. Au mieux il banalise le mouvement de Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS), premier mouvement palestinien non violent coordonné à l’intérieur et à l’extérieur de la Palestine qui a aussi réussi à inspirer et à captiver l’imaginaire d’individus et d’organisations dans le monde entier en solidarité avec la lutte palestinienne pour la liberté. C’est encore mon manque de réalpolitique, mais pour moi, créer une situation où il est possible de forcer l’application des droits de l’homme et de restaurer sa dignité à la société palestinienne est une fin en soi. Jeff Halper semble incapable d’envisager que la fin soit autre chose qu’un accord négocié.

Il énumère tout ce qui ne va pas dans les affaires internes palestiniens. Bien sûr qu’il y a des problèmes. Nous savons que nos dirigeants ne font pas grand chose d’autre que de ramasser les ordures et de maintenir les gens au garde-à-vous pendant qu’Israël vole toujours plus de notre terre. Cela ne nous fait pas plaisir non plus. Mais il semble suggérer que lui, avec d’autres Israéliens je présume, porte le fardeau de la résolution de ce conflit. A un moment, il dit :

"Nous avons [les Israéliens de gauche, je suppose ?] alerter nos gouvernements, nous avons sensibilisé l’opinion publique, nous avons mené des campagnes, vous avons fait ça pendant des décennies, nous l’avons fait collectivement, un des deux ou trois problèmes réellement mondiaux. Mais sans les Palestiniens, nous ne pouvons pas aller plus loin."

Puis il ajoute :

"J’essaie de provoquer un peu mes homologues palestiniens. Où êtes-vous, les gars ?"

Si je comprends bien [et je veux bien lui accorder le bénéfice du doute et que ce n’est pas cela qu’il veut dire], il se voit clairement comme étant à la pointe de la lutte palestinienne où ses homologues palestiniens sont désorganisés, brouillons, ou absents. Il suggère même que dans cette période cruciale, "les Palestiniens doivent prendre le relai," continuant à soutenir l’idée que les Palestiniens ne sont pas aux commandes de la résistance.

Il affirme aussi qu’importer des Juifs du monde entier pour vivre dans des colonies construites sur des terres confisquées à des propriétaires privés palestiniens "n’est pas du colonialisme de peuplement". Qu’est-ce que c’est, alors ?

Mais pour revenir à cette étrange affirmation que les Palestiniens "doivent prendre le relais" [de qui ?], il décrit le cas où il a refusé de participer à la Marche mondiale à Jérusalem parce que les organisateurs palestiniens [qui avaient pris le relai ?] ne voulaient pas inclure le mot "Israël", le nom du pays qui nie notre existence même et cherche tous les moyens pour nous éradiquer. Cela veut-il dire que Jeff Halper veut "que les Palestiniens prennent le relais" tant qu’ils le font d’une manière qui ne heurte pas les sensibilités de ceux qui les privent de leurs privilèges, pour leur propre compte ? Ce n’est pas comme cela que fonctionne la solidarité.

Je ne prétends pas dire aux Israéliens ce qu’ils devraient ou ne devraient pas faire, mais j’aimerais voir les Israéliens se concentrer davantage sur leurs propres échecs que sur les nôtres. J’aimerais vraiment entendre ceux qui ont fait leur aliyah reconnaître qu’ils n’avaient pas le droit de le faire ; que faire son aliyah est un crime contre la population indigène qui a été et continue d’être expulsée de force pour faire de la place à ceux qui font leur aliyah. J’aimerais entendre des excuses. Le traumatisme que ressentent les Palestiniens fait partie intégrante de la réalpolitique et il n’est pas sans rappeler le traumatisme du psychisme juive. Il vient de la même humiliation, de la même souffrance de ne pas être considéré comme pleinement humain. Ou d’être traité comme de la vermine par ceux qui ont les fusils. Si Halper comprenait vraiment cela, peut-être que laisser tomber le mot "Israël" - un mot qui plane sur les décombres de nos maisons détruites et inonde de douleur l’âme de notre collectivité - aurait été un signe de solidarité facile.

(1) « Nous sommes au-delà de l’apartheid » - Jeff Halper - Interview par Franck Barat

voir aussi : Le moment du changement ! - Mazin Qumsiyeh - Popular Resistance


Susan Abulhawa est l’auteur de "Les Matins de Jénine" (éditions Buchet-Chastel, 2008) et la fondatrice de "Playgrounds for Palestine". Elle a écrit cet article pour The Palestine Chronicle.

De Susan Abulhawa :

- Les larmes de Gaza - The Dissident Voice
- Le nouvel antisémitisme ? Je ne crois pas ! - Uruknet
- Palestine/Israël : Un Etat unique, avec liberté et justice pour tous - avec Ramzy Baroud
- Israël a-t-il réellement le droit d’exister ? - The Palestine Chronicle
- Le vice-président d’Obama, un bon choix pour Israël ? - Washington Times
- Le Salon du livre efface l’histoire palestinienne - Libération

Source : The Palestine Chronicle - traduit par MR pour ISM


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