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Boycott académique israélien : l’affaire Tantura

vendredi 17 février 2012 - 09h:03

Ilan Pappe

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En 1980, j’avais décidé de donner un cours sur le conflit israélo-palestinien à l’Université d’Haifa. À la fin de cette année, et selon leurs motivations, les étudiants avaient présenté leurs bilans, sous forme de projets ou de travaux de recherche. Quelque temps après, un de ces étudiants - Teddy Katz -, né à Haifa et membre du kibboutz Magal, avait décidé de poursuivre les recherches afin d’élucider le sort que certains villages palestiniens - en particulier, Tantura - avaient subi pendant la guerre de 1948.

En 1998, il a présenté son mémoire de maîtrise à l’Université d’Haifa et il a atteint une note très élevée : 97% (je lui aurai accordé 100%). À partir des documents qu’il avait pu réunir, Katz était arrivé à une série de conclusions ; entre autres, il avait déduit que 225 palestiniens avaient été assassinés pendant l’occupation de Tantura par les troupes israéliennes : 20 seraient morts pendant les combats et le reste, des civils et des militaires non armés, auraient été exécutés après la reddition du village.

Puis en 2000, Teddy Katz a été interviewé par Amir Gilat, un journaliste de Ma’ariv. La réaction des vétérans de la Brigade Alexandroni, responsable de la capture de Tantura, fut presque immédiate : certains d’entre eux ont refusé d’admettre ce massacre tandis que d’autres ont confirmé, avec les témoins palestiniens, les données recueillies par Katz. Peu de temps après, les vétérans de cette Brigade, s’estimant lésés par les résultats de cette étude, portèrent plainte contre Katz, l’accusant de calomnies et de propos abusifs et exigeant un million de shekels en dédommagement.

Sous la pression de l’Université et de sa propre famille, à un moment de dépression qui faillit lui coûter la vie, Katz a accepté de signer une lettre d’excuse, où il se rétractait de ce qui avait été publié et où il admettait qu’il n’y avait pas eu de massacre à Tantura, chose qu’il regretta aussitôt.

La juge Pilpel classa l’affaire. L’université, cependant, avait déjà décidé ce qu’elle devait faire et ses directeurs demandèrent l’annulation de la qualification de Katz, accusant non seulement Katz d’avoir inventé ces documents, mais m’accusant également de l’avoir soutenu. Car après avoir passé trois jours et trois nuits à écouter les enregistrements des témoignages recueillis par Katz, je n’avais d’autre choix que d’accepter l’effroyable réalité des faits monstrueux qui eurent lieu à Tantura. Dès lors, j’ai compris clairement que j’avais l’obligation de défendre ces preuves et de les rendre publiques :
c’est pourquoi j’en ai fait un résumé que j’ai ensuite posté sur le site web de l’Université pour que tout le monde puisse les lire. J’ai aussi proposé une rencontre de spécialistes pour débattre sur ce sujet et pour déterminer s’il y avait eu, ou pas, un massacre. L’université refusa tout cela, et ce refus finit par provoquer un boycott.

Malheureusement, Ben Artzi et en particulier Yoav Gelber ont estimé que leur seule obligation était de défendre le sionisme, oubliant l’histoire, de sorte qu’en disqualifiant le travail de Teddy ils ont lancé une sorte de message à tous les étudiants et à tous les professeurs qui venait à dire que s’ils faisaient des recherches sur l’histoire de 1948 et qu’ils venaient à contredire la version sioniste, ils n’iraient nulle part.

C’est alors que j’ai découvert, à mon grand étonnement, à quel point ma propre université avait manipulé l’histoire en faisant disparaître non seulement les témoignages des survivants des villages palestiniens ravagés, mais aussi l’évidence des crimes commis pendant la guerre de 1948. À cette époque - qui coïncidait avec le début de la Seconde Intifada- mes critiques à l’Université sont venues s’ajouter à mon opposition déclarée à la politique inhumaine d’Israël sur les territoires occupés : restriction de nourriture à des communautés entières, destruction des maisons, assassinat de personnes innocentes - parmi lesquels de nombreux enfants - harcèlement permanent aux checkpoints et, en général, destruction programmée du tissu économique et social de la vie dans les territoires palestiniens.

C’est ainsi que, soumis à un boycott de fait, je suis devenu un paria dans ma propre université. Des amis et des collègues avaient annulé les invitations à participer dans des cours et des séminaires, qu’ils m’avaient envoyées avant que l’affaire Tantura n’éclate : à savoir, des faits qui révélaient la nature brutale du nettoyage ethnique réalisé par Israël en 1948 et - ce qui était encore plus important - son lien étroit avec le processus de paix et toute solution possible au conflit. Mon engagement et ma volonté de diffuser ces faits firent de moi une persona non grata au sein de ma propre université et provoquèrent la première réponse de boycott académique contre Israël, de la part de l’Association des Professeurs Universitaires de la Grande-Bretagne (AUT) qui agissait, en partie, pour me défendre.

Je pense sincèrement qu’un boycott général est nécessaire parce qu’il y a une obligation morale d’en finir avec l’occupation. Seule une pression extérieure similaire à celle qui avait agi contre l’apartheid en Afrique du Sud pourrait réussir cela. Le procès que j’ai subi était une tentative d’utiliser un procédé légal pour se débarrasser de moi, mais il a échoué grâce au soutien international que j’ai reçu. Dans ce sens, le boycott contre les universités israéliennes fait partie d’un boycott qui se développe de plus en plus, dont on ne parle pas et qui concerne divers aspects, des produits aux chanteurs israéliens. Si ce boycott touche à présent nos universités c’est parce qu’elles ont pris le parti de se ranger du côté de la propagande officielle, de cette publicité bien ficelée qui prétend vendre Israêl comme la seule démocratie du Proche Orient et qui, au lieu de remplir leur rôle de gardiennes de la démocratie, sont devenues des sbires de l’idéologie gouvernante. Non, je ne peux ignorer cela, surtout lorsque cette lutte est faite en mon nom.

Ilan Pappe est professeur d’histoire et directeur du Centre européen pour les études palestiniennes à l’Université d’Exeter. Son dernier ouvrage est intitulé Out of the Frame : The Struggle for Academic Freedom in Israel (Pluto Press, 2010).

Du même auteur :

- 2012 : Faire face aux intimidations, agir pour la justice en Palestine
- Enterrement de la solution des deux Etats aux Nations unies
- Goldstone retourne sa veste
- La révolution égyptienne et Israël
- Soutenir le droit au retour des réfugiés, c’est dire NON au racisme israélien
- Tambours de guerre en Israël
- Ce qui guide la politique d’Israël
- L’enfermement mortel de la psyché israélienne
- « Nakbah 2010 »
- Un grand merci à vous

6 février 2012 - El Pais - traduction par le groupe de travail Palestine de la CNT


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