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Une peur étouffante règne sur l’Amérique

lundi 26 mars 2007 - 19h:22

Robert Fisk - The Independent

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Le pays n’est pas en guerre. C’est l’armée américaine qui est engagée dans le conflit irakien.

Un fossé abyssal sépare l’université du Caire et le campus de Valdosta, dans le Deep South des Etats-Unis. Je suis allé à l’une et à l’autre cette semaine et c’est comme si j’avais voyagé sur un vaisseau spatial d’aspect lugubre - ou peut-être, une machine à remonter le temps - guidé seulement par deux constellations lointaines. L’une, c’est clair, c’est l’Irak ; et l’autre, c’est la Peur. Elles ont beaucoup en commun.

Le département politique du vaste campus du Caire est dirigé par la Dr Mona El-Baradei - oui, elle est bien la s ?ur du directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique -, et ses étudiants, pour la plupart des jeunes femmes, presque toutes voilées, écrivent comme prévu leurs questions à la fin de la conférence boursouflée de Fisk sur les tares du journalisme au Moyen-Orient. « Pourquoi avez-vous envahi l’Irak ? » demande-t-on. Je n’aime pas du tout le « vous » mais ma réponse, c’est « Pétrole ». « Que pensez-vous du gouvernement égyptien ? » Je regarde alors ma montre. A mon avis, dis-je aux étudiants, j’ai tout juste le temps d’arriver à l’aéroport du Caire pour mon vol avant que les gens des services de renseignements de Hosni Moubarak n’aient vent de ma réponse.

Nombreux rires nerveux. Bon, dis-je, les nouveaux amendements à la Constitution pour faire rentrer une législation d’état d’urgence dans la loi permanente et l’arrestation de sympathisants des Frères musulmans ne s’inscrivent pas dans une démarche démocratique. Puis j’ai passé en revue la liste du département d’Etat US des détentions arbitraires égyptiennes, des tortures habituelles et des procès iniques. Je ne vois pas ce que pourrait faire la police locale pour remettre en question les amis américains de Mubarak. Mais c’est un moment purement symbolique. Ces étudiants, gais, intelligents, veulent savoir s’ils auront la vérité ou si je vais leur refiler une platitude sur la marche immuable de l’Egypte vers la démocratie, sa stabilité - contre la catastrophe en l’Irak - et sa réussite censée éclatante. Tous sont sûrs que les gens de Mubarak surveillent étroitement les étudiants du pays.

Mais les questions qu’on me pose après le cours abordent tout. Pourquoi ne quittons-« nous » pas l’Irak ? Allons-« nous » attaquer l’Iran ? Croyons-« nous » vraiment en une démocratie au Moyen-Orient ? En fait, c’est « notre » ombre qui plane manifestement sur ces jeunes gens.

Trente heures plus tard, j’allumais la télévision dans ma chambre d’hôtel à Valdosta, en Georgie, une dame parée de bijoux sur Fox TV était en train de déclamer devant les téléspectateurs américains que si « nous » quittions l’Irak, les « djihadistes » nous remplaceraient. « Ils veulent un califat qui contrôle le monde », elle parle avec des cris stridents d’un article où deux enfants auraient été sciemment mis dans une voiture irakienne piégée qui a explosé. Elle divague contre ces musulmans « djihadistes » qui agissent ainsi « depuis les années 1970 au Liban ». C’est du bluff [tosh] évidemment. Les enfants n’ont jamais été enfermés dans des voitures piégées à Beyrouth - et il n’y avait aucun « djihadiste » pendant la guerre civile libanaise dans les années 70. Mais la peur a été semée. Maintenant que la Chambre des Représentants parle d’un retrait US que pour août 2008, la peur parait dégouliner des arbres en Amérique.

Dans la ville de Tiger en Georgie, on dit que Kathy Barnes court après les présages car elle a peur pour la vie de son fils, le capitaine Edward Berg de la 4ème brigade de la 3ème division d’infanterie américaine, parti en Irak pour son deuxième séjour, cette fois dans le cadre de la « relance » infâme de George Bush. Lors de sa dernière permission, Mme Barnes a trouvé un serpent mort et l’a pris pour un mauvais signe. Puis, elle a vu deux oies du Canada s’élevant au-dessus de la cime des arbres. Là c’était un bon signe. « Un esprit rationnel s’amuse à ça en temps de guerre », comme le souligne avec éloquence The Atlanta Journal-Constitution. « Un coup de tonnerre devient un signe avant-coureur, le chant d’un oiseau une prophétie ».

Les étudiants de Michael Noll à Valdosta sont aussi intelligents et vifs que ceux du Dr El-Baradei au Caire. Ils se sont entassés pour la même conférence que j’avais donnée en Egypte et semblent partager beaucoup de leurs craintes à propos de l’Irak. Mais ce fut un séminaire maussade, le matin même il y eu une affaire malheureuse avec une jeune femme qui semblait anéantie par la colère. Si « nous » partons d’Irak, disait-elle d’une voix tremblotante, les djihadistes, les « terroristes » vont venir jusqu’ici, en Amérique. Ils vont nous attaquer directement ici.

Je lâchai un soupir, affligé. J’entendais sa voix mais c’était aussi la voix de cette femme de Fox TV, c’était le fantasme désespérant, ressassé, de Bush et de Blair : Si nous échouons en Irak, « ils », les ennemis monstrueux, débarqueront sur nos côtes. Chaque jour dans les journaux américains maintenant, je lis la même « peur » transformée en irrationalité. Luke Boggs - Dieu, comme j’aimerais un tel nom de journaliste - annonce dans son papier local : « Je dis qu’il faut laisser les terroristes pourrir à Guantanamo. Et laisser les Européens hurler. Nous sommes un pays sérieux, engagé dans des affaires sérieuses où nous essayons de tuer ou de capturer les mauvais types avant qu’ils ne nous nuisent davantage. » Il cite les détenus de Guantanamo en les appelant des « djihadistes purs et durs ».

Et je réalise que la fille au séminaire du Dr Noll n’avait pas débité ce truc à propos des « djihadistes » qui viendraient d’Irak en Amérique parce qu’elle soutient Bush. Mais parce qu’elle est tout simplement effrayée. Elle a réellement peur de toutes ces alertes à la « terreur », ces prétendues menaces « djihadistes », ces alertes rouges à la « terreur », ces alertes pourpres et tous ces autres instruments aux couleurs classées de la peur. Elle croit son président, et son président a fait le travail à la place d’Osma bin Laden : il a broyé la détermination et le courage de ces jeunes femmes.

Mais l’Amérique n’est pas en guerre. Il n’y a pas de coupures d’électricité sur le campus chaud et verdoyant de Valdosta avec ses bâtiments de style espagnol et sa belle église étroite. Il n’y a pas de rationnement de nourriture. Il n’y a pas d’abris antiaériens, ni de bombes, ni de « djihadistes » chassant ces gens pieux. C’est l’armée américaine qui est en guerre, engagée dans un conflit irakien qui provoque des dégâts d’une façon bien plus subtile à la structure sociale de l’Amérique.

Sorti du campus, je rencontre un homme doux, sensible, un vétéran du Vietnam dont les deux fils sont médecins. L’un est lieutenant-colonel, il commande un service médical de l’armée et est retourné à Bagdad cette semaine avec la « relance » de Bush, faisant bravement son devoir face à un grand danger. L’autre est médecin civil, il hait la guerre. Maintenant, les deux garçons - séparés par l’Irak - peuvent à peine se parler.

24 mars 2007, The Independent - trad. : JPP

Du même auteur :
- Liban : "la destruction d’une nation et d’un peuple"
- Le Liban sera la première victime de la crise iranienne


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