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Le « chaos constructif », un leurre

mardi 27 mars 2007 - 06h:25

Gamal Ghitany - Libération

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Je me souviens encore de ces quelques mots prononcés par un compatriote dans un café populaire du vieux Caire, à la vue des humiliations infligées par les soldats d’occupation américains aux Irakiens dans la prison d’Abou Ghraib : « C’est donc ça la démocratie promise par le président Bush... Merci à Dieu, notre situation n’est pas la pire ! »

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Cinq soldats américains ont été tués dimanche 25 mars en Irak, quatre par l’explosion d’une bombe dans la province de Dilaya, au nord de Bagdad, et le cinquième dans un quartier du nord-ouest de la capitale irakienn - Photo : Reuters/Fabrizio Bensch

Depuis l’invasion de l’Irak, l’horreur nous est livrée au quotidien par les médias : razzias, exécutions sommaires de civils, femmes violées puis brûlées vives. De temps à autre, on nous fait état de nouvelles techniques de torture qui dépassent l’entendement, pratiquées par les services de sécurité locaux. Et, chaque fois que George W. Bush apparaît sur les écrans pour vanter son modèle de démocratie en Irak, la réalité sur le terrain prend le pas dans l’esprit des téléspectateurs sur les valeurs universalistes de la démocratie. La comparaison débouche très vite sur la préférence de voir se maintenir les régimes en place, plus ou moins despotiques. Elle conduit à un refus unanime des appels à la démocratie si cela mène dans les faits à la barbarie, à la destruction, au meurtre d’innocents. Elle donne du crédit aux slogans religieux de groupuscules qui se livrent à la violence sous prétexte de résistance à l’occupation.

Assistant en direct sur chaînes par satellites à ces brutalités quotidiennes, le citoyen arabe semble dubitatif : « Mieux vaut prendre ses distances avec un modèle de démocratie qui fait couler le sang, alimente l’intégrisme, paralyse les moyens de vivre. » Il s’accroche au système en place, si mauvais soit-il, au vu des exactions commises et de l’échec cuisant de l’arsenal militaire engagé à assurer ne serait-ce que la sécurité de Bagdad (aviation américaine contrainte d’intervenir pour maîtriser la rue Haïfa, incapacité d’empêcher les tirs de mortier contre le bâtiment où se tenait, le 10 mars, la conférence internationale sur l’Irak). Parallèlement, Condoleezza Rice appelle de ses voeux le « chaos constructif » pour implanter la démocratie dans les Etats arabes de la région, en proie au totalitarisme.

L’expression est ténébreuse... L’administration américaine privilégie-t-elle la poursuite des massacres pour mieux détourner les richesses naturelles du pays, et en premier lieu le pétrole, sans éveiller les soupçons ?

Le projet d’occupation de l’Irak est le plus grand vol organisé de l’histoire. Des arguments fallacieux ont été avancés pour donner une justification légale à l’intervention, mais à ce jour il n’y a toujours aucune trace d’armes de destruction massive. Cette occupation cache en fait une redoutable guerre de civilisations : le pillage des musées irakiens en présence de généraux de l’armée américaine, alors même que les sites pétroliers et bâtiments du ministère de l’Energie passaient sous contrôle militaire en dit long. Aucune estimation n’a encore été faite des dégâts considérables occasionnés, mais nous avons bien vu la mise à sac des musées du pays, l’incendie de la chambre des manuscrits du ministère des Legs pieux, la destruction de sites archéologiques très anciens.

Il n’y a pas de différence à mes yeux entre ceux qui détruisent et pillent le patrimoine irakien et ceux qui envoient un intégriste se faire sauter dans le coeur du célèbre marché du livre de la rue al-Mutanabbi à Bagdad. Lorsque la violence surgit, ses effets deviennent vite incommensurables. En plus de sa politique du deux poids deux mesures dans la région, notamment en ce qui concerne la cause palestinienne, le Département d’Etat a, par ses erreurs répétées, créé un environnement propice au développement des mouvances extrémistes. En tête de ces mouvances, Al-Qaeda qui se livre à des tueries halal en direct, portant préjudice à l’islam et aux musulmans, et discréditant les patriotes qui tentent de résister à l’occupation. Ranimer des tensions régionales anciennes, à l’instar de la distinction désormais à la mode entre sunnites et chiites, dans le but de désintégrer les régimes en place est indigne d’une puissance qui se proclame la plus grande au monde. Raviver les guerres de civilisations, c’est ramener l’humanité des années-lumière en arrière. Jusque dans les années 90, j’étais persuadé qu’Orient et Occident étaient finalement assez proches. Les facilités de déplacement et le vaste mouvement de traduction d’ouvrages arabes me permettaient de le croire.

Le « chaos constructif » est illusoire si c’est pour morceler la région sur des critères ethniques et confessionnels, et renforcer la suprématie, notamment militaire, d’Israël. La violence confessionnelle et l’extrémisme auxquels nous assistons actuellement en Irak ne sont que l’avant-goût de ce qui risque de frapper les pays alentour. Je suis donc opposé aux frappes contre l’Iran, tout comme à l’interdiction qui lui est faite de poursuivre son programme nucléaire civil. Pourquoi punir l’Iran alors qu’Israël a eu les mains libres pour acquérir l’arme nucléaire ? Ce qu’il faut promouvoir, à terme, c’est un Moyen-Orient dénucléarisé. Cela dit, je réprouve la politique de Téhéran qui, en Irak, prend fait et cause pour la communauté chiite contre la communauté sunnite, et au Liban parraine le Hezbollah, mouvement quasiment autonome dans le sud du pays, qui s’est permis de déclencher une guerre contre Israël sans s’en référer au pouvoir central. N’est-ce pas là la même vision confessionnelle que celle souhaitée par Washington ?

Il est légitime que des personnes comme moi qui, dès les années 50, ont été portées par le rêve d’unité économique et politique arabe, en plus de l’unité culturelle déjà existante, éprouvent de gros regrets. Avec l’entrée dans le XXIe siècle, nous nous contentons d’espérer que les Etats que nous avons jadis connus unifiés puissent le rester... Quant à la démocratie réelle, elle demeure un espoir inachevé dans les pays qui se sont quelque peu développés comme l’Egypte ou le Maroc, et un projet utopique dans d’autres comme l’Arabie Saoudite ou la Libye. Et malgré la situation inextricable, ce ne sont pas les tanks de l’occupant ou les chaînes par satellites subventionnées par les Etats-Unis qui amèneront la démocratie. Cela doit provenir de l’intérieur. Si la tâche est rude, c’est pourtant la seule et unique issue possible. En envahissant l’Irak, l’administration Bush imaginait qu’elle mettrait mieux la pression sur les régimes arabes, mais certains de ces régimes en ont profité habilement pour engager un processus de réformes de crainte de l’horrible sort qui les attendait.

Il convient donc de mettre fin à l’occupation américaine de l’Irak et à l’occupation israélienne de la Palestine, et de respecter la volonté des peuples et leurs choix démocratiques dont la légalité est attestée par la communauté internationale. Suivons l’exemple des civilisations antiques, notamment méditerranéennes, et explorons les multiples liens qui existaient entre elles. Les promoteurs du « chaos constructif » ne devraient pas oublier que les fondements spirituels de la civilisation occidentale proviennent de la rive sud de la Méditerranée.

(Traduit de l’arabe par Rachid Akel.)











Egyptien né en 1945, Gamal Ghitany publie, à 26 ans, Zayni Barakat (Seuil 2003), pseudo roman historique et superbe (auto)analyse des rapports entre les intellectuels et le pouvoir. C’est devenu l’un des classiques de la littérature arabe moderne.
Écrivain prolixe et journaliste influent, il a vu plusieurs de ses romans traduits en français. Gamal Ghitany a créé et dirige depuis 1993 Akhbar al-Adab, une des principales revues littéraires arabes.

Gamal Ghitany - Libération, le 22 mars 2007


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