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Pirater la Palestine : une occupation numérique

samedi 10 décembre 2011 - 17h:10

Helga Tawil-Souri - Al Jazeera

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Israël contrôle toutes les infrastructures de communication numérique de la Palestine, pouvant limiter ou stopper l’utilisation des téléphones fixes, des mobiles et de l’Internet à tout moment.

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Israël a stratégiquement situés les points de raccordement pour les lignes fixes, les téléphones mobiles et les accès Internet en dehors des territoires palestiniens, de façon à forcer tout le trafic généré par les Palestiniens à être acheminé par des commutateurs israéliens - Photo : EPA

A la suite de l’arrêt quasi-complet du réseau Internet et du téléphone en Cisjordanie et dans la bande de Gaza la semaine dernière, l’Autorité palestinienne (AP) tente de comprendre comment, pourquoi et par qui la Palestine a été piratée. Que l’AP ne parvienne jamais à une conclusion définitive est tout à fait possible, même si elle parvient à mobiliser l’aide de l’Union Internationale des Télécommunications (UIT) pour mener une enquête. Le ministre palestinien des Communications a laissé entendre qu’un Etat pouvait être à l’origine de l’attaque délibérée - et il faut comprendre qu’il désignait Israël.

Mais peu importe par qui l’attaque a été menée, et le fait que l’infrastructure palestinienne ait été piratée est en effet de la responsabilité du régime israélien car c’est à lui que revient en dernier ressort le véritable contrôle des télécommunications palestiniennes. En vérité, cette panne majeure illustre à la perfection la précarité permanente qui est celle des télécommunications palestiniennes (les lignes téléphoniques fixes, les téléphones cellulaires et les services Internet), et le régime d’occupation numérique sous lequel vivent les Palestiniens.

Les actuelles infrastructures de télécommunications palestiniennes sont le résultat de la relation de pouvoir asymétrique entre l’AP et Israël, ainsi que des contraintes et des échecs des Accords d’Oslo. De la même façon dont la souveraineté accordée à l’AP sur les questions de politique intérieure et d’administration civile a été une mascarade, la souveraineté sur les télécommunications n’est qu’une façade. Considérons par exemple le fait que le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou (comme d’autres avant lui) a souligné que tout futur Etat palestinien n’aura pas de contrôle sur l’attribution des fréquences. Si la vision de l’avenir de la Palestine n’inclut aucune souveraineté sur les télécommunications, la situation actuelle va exactement dans cette voie.

Un événement beaucoup moins médiatisé que cette dernière cyber-attaque a été l’interruption des communications pour les téléphones fixes, les téléphones portables et les connexions Internet dans la bande de Gaza en août dernier, après qu’un bulldozer militaire israélien qui creusait près du checkpoint de Nahal Oz [colonie israélienne à proximité de Gaza - N.d.T] ait rompu l’une des lignes de fibres optiques reliant Gaza au reste du monde. La capacité de stopper les télécommunications que ce soit par des régimes dictatoriaux - comme nous l’avons vu en Egypte en janvier 2011 - ou par des régimes d’occupation, dépend de la façon dont une infrastructure est gérée et contrôlée. En d’autres termes, la conception, la construction et la propriété d’une infrastructure de communication est en soi une décision profondément politique.

Contrôler les infrastructures

Les relations technologiques entre Palestiniens et Israéliens, comme leurs relations politiques et économiques, sont essentiellement faites de contrôle et restrictions venant des Israéliens et de dépendance pour les Palestiniens. Après 1967, le régime israélien s’est approprié, puis a contrôlé et géré le système de télécommunication dans les territoires occupés, et des restrictions juridiques et militaires strictes ont été imposées sur les infrastructure et leur utilisation. Malgré le fait que les Palestiniens aient versé des impôts directs et indirects en plus d’autres impôts au gouvernement Israélien, le fournisseur d’Etat de télécommunication, Bezeq, n’était ni rapide ni efficace dans le service fourni aux usagers dans les secteurs palestiniens.

Quoi qu’il ait existé comme infrastructure de télécommunication avant l’occupation israélienne, cela a été rarement maintenu ou amélioré et ce qui a été mis en place dans les secteurs palestiniens a été fait de façon à rendre n’importe quel futur réseau palestinien dépendant d’Israël. Par exemple, tous les emplacements de commutation pour le trafic de télécommunication ont été construits en dehors des secteurs qui pourraient par la suite être placés sous contrôle palestinien. Ceci signifie que des appels téléphoniques entre la ville de Gaza et celle de Rafah sont transmis via Ashqelon, et que des appels entre Naplouse et Jénine le sont par Afula. Tous Les appels téléphoniques internationaux seront pareillement acheminés par Israël.

Il faudra attendre 1995 et le second tour des Accords d’Oslo pour que les Palestiniens se voient promettre des communications téléphoniques directes au national et à international, ainsi qu’à l’accès Internet. Mais tandis que les accords stipulaient que la partie palestinienne avait le droit de construire et d’exploiter un système de télécommunications distinct et indépendant, les mêmes accords ajoutaient des conditions qui feraient qu’un système indépendant serait rendu impossible. Les Palestiniens ne pourraient adopter leurs propres standards et importer certains équipements que lorsque le réseau palestinien serait totalement indépendant d’Israël. Cela tournera au blocage complet. Jusqu’à aujourd’hui, le réseau palestinien n’est pas indépendant. Jusqu’à aujourd’hui - malgré la « mort » d’Oslo - Israël légitime les restrictions imposées en se référant à ces accords et par ce processus, maintient le réseau palestinien en complète dépendance.

Israël a délégué la responsabilité de l’infrastructure des télécommunications dans les territoires sous occupation à l’Autorité Palestinienne en 1995. L’AP a attribué à Paltel (la Société des télécommunications en Palestine) une licence pour construire, exploiter et posséder des lignes téléphoniques, un réseau cellulaire GSM, des données de communications, des services de radiomessagerie et des téléphones publics. La dépendance à l’égard d’Israël pour la plupart des connexions domestiques et pour toutes les connexions internationales n’a cependant pas pris fin avec l’avènement de Paltel. Aucun aspect des télécommunications palestiniennes ne sera jamais placé sous le plein contrôle de Paltel ou de l’AP.

Allocation stratégique des ressources

Israël continue de déterminer la forme que peuvent prendre les télécommunications palestiniennes, l’attribution des fréquences, les lieux même où l’infrastructure peut être construite, combien de bande passante peut être allouée pour l’utilisation d’Internet et jusqu’aux types d’équipements pouvant être importés et installés. Malgré l’apparition de sociétés de télécommunications palestiniennes (Jawwal, la filiale cellulaire de Paltel, sa filiale internet Hadara, et à partir de 2009 Wataniya [1], un second fournisseur cellulaire dans la Cisjordanie), les appels locaux à partir de postes fixes dans la bande de Gaza sont toujours acheminés par Israël. De nombreux appels locaux intérieurs à la Cisjordanie sont dans le même cas.

Les appels vers l’international depuis ou vers les territoires palestiniens, sur les réseaux terrestres ou cellulaires, sont commutées via Israël - l’indicatif international attribué à la Palestine par l’UIT reste essentiellement symbolique.

La majorité du trafic Internet des Palestiniens est acheminé à travers des commutateurs extérieurs aux TPO [Territoires Palestiniens sous Occupation]. Même à partir des téléphones cellulaires omniprésents, les appels doivent atteindre la colonne vertébrale du réseau israélien. Paltel, Jawwal, Hadara et Wataniya comptent sur les autorisations israéliennes pour la localisation, le nombre et la capacité des routeurs et des échanges. Le spectre des signaux et les équipement qu’ils peuvent utiliser sont limités par les restrictions israéliennes, et l’attribution de leur bande passante est décidée par le ministère israélien de la Communication et non pas le ministère palestinien.

Les infrastructures de téléphonie fixe et cellulaire ainsi que pour Internet doivent être isolées, bien que dépendantes, à l’intérieur des réseaux israéliens. [...]

Dans le domaine de l’Internet, ce sont les autorités israéliennes qui déterminent de combien de bande passante Hadara peut disposer au total. De même, ce sont des fournisseurs israéliens qui revendent à Hadara sa capacité en débit, et ce à des taux sensiblement plus élevés que ceux pratiqués par les ISP (Internet Service Providers) à l’intérieur Israël. Pour les Palestiniens, c’est avec plus de lenteur, et en payant plus cher qu’un Israélien, qu’il peuvent surfer sur l’Internet. La combinaison des coûts plus élevés, des vitesses plus lentes et des limitations imposées sur les plans techniques génère une saturation de la bande passante. Dans la bande de Gaza, par exemple, Hadara attend toujours l’autorisation d’acquérir et d’installer un commutateur Internet permettant au trafic Internet de contourner Israël. Les réseaux Internet sont continuellement ’shutdown’ [à l’arrêt] pour diverses raisons, que ce soit en raison de l’incapacité ou du retard de la société Hadara à payer ses fournisseurs israéliens, ou pour des raisons « sécuritaires » israéliennes ou suite à un coup de pelleteuse, supposé par inadvertance, d’un bulldozer militaire. Mais l’intégralité de l’infrastructure des télécommunications est ouverte au « piratage » israélien (de l’Etat ou de l’armée).

Les signaux sont captés et piratés par l’armée israélienne. L’exemple le plus notoire a été pendant la guerre de 2008-09 contre la bande de Gaza, lorsque l’armée israélienne a envoyé des centaines de milliers de messages texto et de messages vocaux aux utilisateurs de téléphones cellulaires et fixes dans le territoire assiégé, les mettant en garde contre des attentats imminents. Mais ces pratiques se sont trouvées en Cisjordanie aussi, et pendant deux périodes de violence accrue comme sur une base quotidienne.

Ce n’est pas seulement l’utilisateur final mais aussi les infrastructures de télécommunications elles-mêmes qui sont soumis à la logique de l’occupation. Bien que l’ancien Premier ministre israélien Ariel Sharon, lors du désengagement de Gaza, ait déclaré qu’Israël laisserait intacte l’infrastructure de lignes terrestres dans les zones palestiniennes, l’armée d’occupation a coupé l’axe principal de connexion nord-sud dans la bande de Gaza et est allé jusqu’à enterrer certaines parties de ces lignes sous les décombres de la colonie juive de Kfar Darom. Dans certains cas, la destruction a été très large et invalidante, le cas le plus évident étant lors de l’assaut sur ​​Gaza durant l’hiver 2008-09, lorsque les dommages au réseau de Paltel dans la bande de Gaza ont été estimés à plus de 10 millions de dollars US. Ce sont à la fois la destruction volontaire d’équipements et l’interdiction d’en importer et d’installer de nouveaux qui limitent le développement d’infrastructures de haute technologie.

Occupation numérique

Les mécanismes de l’occupation numérique s’exercent par la perturbation de la vie quotidienne,et pas seulement durant des moments de violence de niveau exceptionnel. Une journée « normale », un appel téléphonique initialisé par un Palestinien est acheminé à travers Israël, ses signaux sont brouillés lorsque un drone passe au-dessus de lui (parfois aussi souvent que toutes les 15 minutes), son service de téléphonie peut être arrêté ou piraté et sa connexion Internet surveillée. Et malgré toutes ces interruptions, l’utilisateur palestinien doit payer près de deux fois plus que son homologue israélien. Ce genre de limitations est combiné avec des mesures « juridiques » et militaires qui pénalisent encore plus les infrastructures de télécommunications palestiniennes. Il s’agit notamment de la confiscation ou de l’interdiction d’équipements, de la concurrence illégale venant des fournisseurs israéliens (plus notoirement dans le domaine de la téléphonie cellulaire), d’une bande passante limitée, des restrictions sur les lieux où les équipements peuvent être installés, du retard pour les approbations, et de la destruction délibérée de matériel et d’infrastructures.

Paltel est devenu l’une des plus grandes et prospères sociétés palestiniennes - par des pratiques qui ont été à la fois critiquées et saluées comme monopolistiques et néo-libérales. Par sa capitalisation boursière, Paltel représente aujourd’hui plus de la moitié de la valeur cotée à la Bourse palestinienne et elle contribue à environ un tiers des recettes fiscales de l’AP. Ses revenus représentent près de 10% du PIB palestinien. L’essentiel de la croissance de Paltel s’est faite grâce à ses filiales cellulaires et d’Internet, respectivement Jawwal et Hadara. Et Israël a eu beaucoup à gagner de ces deux dernières.

Paltel, Jawwal et Hadara n’ont d’autre choix que d’acheter de la capacité en télécommunications sur le marché israélien. Cette infrastructure palestinienne est obligée de s’appuyer sur l’épine dorsale israélienne et ses fournisseurs, ce qui signifie que les entreprises israéliennes en tirent des avantages financiers. Les entreprises israéliennes accumulent des revenus générés par les Palestiniens de différentes façons, par exemple en surfacturant les appels entre téléphones cellulaires qui transitent par le réseau terrestre israélien. Comme tous les appels internationaux, tous les appels vers la Cisjordanie, de nombreux appels internes à la bande de Gaza et le trafic Internet sont acheminés par Israël, et les opérateurs israéliens en profitent pour surfacturer. Comme un dirigeant Paltel s’en est plaint devant moi dans une interview en 2006 : « Paltel est l’un des plus gros clients de Bezeq ». Cela n’a pas changé. En fait, la croissance continue du secteur palestinien des télécommunications a certainement contribué à remplir les poches de Bezeq et d’autres entreprises israéliennes de télécommunications.

Le centre du pouvoir

Dans les territoires palestiniens, c’est le régime israélien et son appareil (le gouvernement, les forces de police, les militaires, les services de renseignement, l’industrie high-tech, le tout avec des liens incestueux de l’un à l’autre) qui est le centre du pouvoir. L’AP, Paltel, les filiales de Paltel et d’autres entreprises palestiniennes de haute technologie sont secondaires. C’est l’appareil d’Etat israélien qui décide si, quand et où les Palestiniens peuvent installer, gérer et entretenir leurs infrastructures, tout comme c’est l’appareil israélien d’occupation qui limite et détruit cette infrastructure. Que l’infrastructure palestinienne soit piratée est finalement de la responsabilité du régime israélien.

Enfin, ce que les événements de la semaine dernière ont également mis en évidence n’est pas « du piratage ». le vrai piratage [hacking] puise ses racines historiques dans l’intrusion dans les ordinateurs, dans l’accès aux contrôles administratifs et à d’autres pratiques analogues, sous l’égide idéologique et politique d’idéaux en faveur de la liberté d’expression, de la poursuite de la performance technologique, de la volonté de « libérer » et conserver les codes « ouverts ». Le bouclage du réseau palestinien est plutôt un acte de cyber-terrorisme - dont l’intention de porter atteinte à la sécurité d’un réseau numérique est explicitement malveillante et destructrice.

Dans le cas de la Palestine, la mauvaise intention n’est pas simplement de prendre pour cible délibérée un réseau numérique, mais d’attaquer ainsi le droit à la souveraineté.

Notes :

[1] Wataniya est une société qui appartient majoritairement à un fils de Mahmoud Abbas, l’ex-président palestinien. L’attribution de nouvelles fréquences par les Israéliens pour ouvrir un nouveau service de téléphonie cellulaire dans les TPO avait été conditionnée à l’abandon par l’AP du rapport Goldstone après la guerre israélienne génocidaire contre la bande de Gaza à l’hiver 2008-2009 - Voir l’article de Ramzy Baroud [N.d.T]

09 novembre 2011 - Al Jazeera - Vous pouvez consulter cet article à :
http://www.aljazeera.com/indepth/op...
Traduction : Claude Zurbach


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