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Les fables de « M. Mur »

mercredi 21 mars 2007 - 06h:22

Benjamin Barthe - Le Monde

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La scène se déroule au mois de mars 2004, dans les oliveraies de Biddu, un village de Cisjordanie, au nord-ouest de Jérusalem. Une troupe hétéroclite, composée d’officiers israéliens, de paysans palestiniens et d’avocats des deux bords, arpente la colline où se dresse une clôture électronique.

Un solide gaillard, fusil M16 en bandoulière et kippa crochetée sur la tête, ouvre la marche. C’est le colonel de réserve Dany Tirza, planificateur de la "barrière de séparation" israélienne en Cisjordanie. Les villageois palestiniens se plaignent que celle-ci frôle leurs maisons et les coupe des deux tiers de leurs terres.

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Le colonel Dany Tirza en 2006 devant le mur de 8 mètres de haut qui sépare le quartier palestinien d’Abou Dis de la partie orientale de Jérusalem.
(Heidi Levine/Sipa Press pour "Le Monde")

Le colonel, impavide, réplique qu’une zone tampon est nécessaire entre la clôture et la "ligne verte" (ligne de séparation entre Israël et la Cisjordanie occupée) pour donner aux soldats le temps de réagir en cas d’infiltration. "Mes clients étaient comme fous, se souvient Mohamed Dahlé, avocat de Biddu. Nous marchions dans ces champs splendides qui sont leur principal moyen de subsistance, et tout ce que Tirza leur proposait, c’était de modifier la route de la clôture de quelques dizaines de mètres. C’est comme si un violeur demandait à sa victime quelle position elle préfère !"

Son nom est inconnu du grand public. Mais son action a déjà un impact sur la vie de dizaines de milliers d’habitants de la région. Pour ceux qui l’ont côtoyé, Dany Tirza, 48 ans, lui-même résident de la colonie juive de Kfar Adumim, est "M. Mur". C’est lui qui, sous la dictée d’Ariel Sharon, a dessiné ce long serpent bétonné de 730 km de long qui, au nom de la sécurité d’Israël, zigzague à l’intérieur de la Cisjordanie et annexe de facto 9 % de sa superficie (sans compter les terres palestiniennes allouées aux colonies juives restées à l’extérieur du tracé).

A l’ancien premier ministre, la conception et les grandes lignes directrices. Au colonel Tirza, l’exécution et les ajustements sur le terrain, colline après colline. "La route a été choisie par le duo Sharon-Tirza et l’armée s’est contentée de suivre", dit Ilan Paz, général en retraite qui commanda le bras de l’armée chargé des populations dans les territoires occupés.

C’est en 2001 qu’Ariel Sharon, fraîchement élu premier ministre, le charge de réfléchir au tracé d’une ligne censée prévenir l’entrée de terroristes en Israël. Sous la pression d’une opinion publique traumatisée par les attentats, le vieux général se rallie au projet. A reculons. Les bulldozers passent à l’action au printemps 2002. Cette année-là, 254 civils israéliens seront tués dans des attentats et 460 civils palestiniens mourront sous les balles de l’armée. Ariel Sharon sait la portée politique de ce chantier initialement porté par des hommes de gauche.

Le grand ordonnateur de la colonisation redoute que la muraille n’englobe pas les principaux blocs d’implantations juives dans les territoires. Le colonel Tirza sera son assurance tous risques. Pendant le processus de paix, l’homme, colon lui-même, a bourlingué dans les collines de Cisjordanie. Topographie, plans d’expansion des colonies, localisation des sources d’eau souterraines : comme Ariel Sharon, il connaît le terrain conquis en 1967 sur le bout des doigts. La connivence politique entre les deux hommes est totale.

"C’est un idéologue, proche des colons, quelqu’un de dangereux pour l’armée", dit le général Paz, qui a tenté en vain de l’écarter. "Tirza sait la vérité sur le Mur, ajoute le colonel de réserve Shaul Arieli, qui fut son supérieur direct. Il sait qu’il préfigure la future frontière orientale d’Israël. Il a donc compris que le tracé devait accaparer le maximum de terres avec le minimum de Palestiniens." L’avocat Dany Seidemann qui s’est souvent opposé à "M. Mur" devant la Haute Cour de justice d’Israël, nuance le tableau. "Tirza n’est pas tant un colon qu’un bureaucrate. Je l’ai côtoyé pendant le processus de paix, il tenait un discours dans le plus pur style Oslo. S’il change de patron, il change de disquette."

Sur la "barrière", le script destiné au grand public tient en deux mots : "sécurité" et "temporaire". L’objectif officiel du dispositif est de "barrer la route aux terroristes". Le jour venu, il pourra être démantelé. Pas un mot sur toutes ces colonies de Cisjordanie que le mur englobe au prix d’embardées de plus de 10 km à l’intérieur des terres palestiniennes. Rien non plus sur ces portails qui devaient être ouverts pour permettre aux Palestiniens d’accéder à leurs terres et que les soldats n’ouvrent pas, ou si peu.

Bref, tel est le trompe-l’oeil que Dany Tirza peint à ses interlocuteurs, comme la secrétaire d’Etat américaine, Condoleezza Rice, à laquelle il rendra visite à trois reprises à Washington. "Le mur a endigué la majorité des actes de terrorisme", justifie le colonel Tirza. Affirmation a priori exacte, sauf que, pour beaucoup, ce sont aussi les différentes trêves tactiques et/ou politiques décrétées par les groupes palestiniens armés qui expliqueraient la forte diminution du nombre d’attentats-suicides (soixante en 2002, cinq seulement en 2006). "Je sais qu’il n’y a pas de tracé parfait, ajoute-t-il. Mais, à mon sens, il y a une différence entre quelqu’un qui perd sa vie parce que rien n’empêche le passage du terroriste et quelqu’un dont la vie est affectée par cet obstacle."

Entre 2002 et 2004, au plus fort de l’Intifada et de sa répression, personne ne bronche. Devant la Haute Cour de justice où il est régulièrement convoqué pour répondre aux dizaines de plaintes lancées contre le tracé du mur, Dany Tirza triomphe. "Que l’on proposât de déplacer le tracé dans la vallée ou sur la colline ou près d’une route, il répondait toujours "niet"", se souvient Me Mohamed Dahlé. "Il a berné tout le monde en utilisant l’argument de sécurité, qui cloue le bec à tous en Israël", ajoute son confrère, Michaël Sfard.

Entre-temps, les travaux de planification progressent. "Avec Tirza, on s’est vus des dizaines de fois pour trouver le meilleur tracé, explique Shaul Goldstein, qui dirige le conseil du Gush Etzion, l’un des plus anciens blocs de colonies juives au sud de Jérusalem, avec 55 000 habitants. Il nous a beaucoup aidés, 95 % de notre population sera du côté israélien de la clôture."

Les ennuis de "M. Mur" commencent en juin 2004. Sur le dossier Biddu, la Haute Cour ne valide pas son analyse. Elle conclut que le tort causé aux habitants est disproportionné par rapport aux gains de sécurité. Le sursaut des juges s’explique par l’intervention du Conseil pour la paix et la sécurité, un forum d’anciennes gloires militaires reconverties dans le lobbying pro-négociations. Sollicité par Mohamed Dahlé, leur avis ébranle l’aura d’"expert" de Tirza en démontrant qu’une autre route est possible, tout aussi sûre et beaucoup moins dévastatrice pour le village. Furibond, le planificateur d’Ariel Sharon évoque "un jour sombre pour l’Etat d’Israël" et prédit que "cette erreur fatale se paiera en vies humaines".

En attendant, c’est surtout l’Etat qui paie. Des segments entiers du mur, édifié au prix de 10 millions de shekels (1,78 million d’euros) le kilomètre, doivent être démolis et reconstruits plus près de la ligne verte.

Un an plus tard, le 15 juin 2006, la même Haute Cour prend de nouveau Tirza en flagrant délit de tromperie. En réponse à la pétition du village de Jayyous, dont 70 % des terres sont avalées par la "clôture", il avait, comme à l’habitude, brandi l’argument de la sécurité. Pas dupes, l’avocat Michaël Sfard et les architectes de Bimkom, une association d’urbanistes israéliens sensibles aux droits de l’homme, s’étaient procuré les plans d’expansion de la colonie voisine de Zufin. Surprise, "le tracé de Tirza offrait à la colonie de quoi s’agrandir pour les quarante prochaines années", explique Alon Cohen-Lifshitz, de Bimkom, qui exposera une douzaine de cas similaires. Le président de la Cour, Aharon Barak sévit.

Dans la décision rendue en faveur des plaignants palestiniens, il accuse Tirza d’avoir menti. Le procureur général, Menahem Mazuz, stigmatise "un manquement intolérable" et recommande que "M. Mur" soit mis à l’écart. "J’ai travaillé pour le futur d’Israël, répond l’intéressé. Sur les 126 dossiers que j’ai défendus, je n’ai perdu que deux fois."

Il faudra plus de six mois pour que M. Tirza se retire, sous couvert de fin de contrat. Victoire au goût amer pour les avocats des Palestiniens. Les pétitions ont certes permis de réduire de 17 % à 9 % la part de Cisjordanie confisquée. Mais les multiples enclaves que le mur a déjà créées, notamment l’isolement de Jérusalem-Est du reste de la Cisjordanie, rendent la création d’un Etat palestinien viable quasi impossible.

Dany Tirza réfute ce point de vue. Il répète que "la clôture est temporaire" et qu’il espère la voir tomber un jour. Affirmation contradictoire avec ses nouvelles attributions. Embauché au cabinet du premier ministre, Ehoud Olmert, il pilote désormais le projet dénommé "All things must flow". Ce chantier démesuré prévoit de relier les différents cantons palestiniens par un labyrinthe de routes suspendues ou souterraines. Imaginé en son temps par Ariel Sharon, il est destiné à entretenir la fiction de "continuité territoriale" réclamée par Washington. "M. Mur" est devenu "M. Ponts et Tunnels". Il met la touche finale à son grand oeuvre.

Du même auteur :

- Cisjordanie : la peur au compteur
- L’armée israélienne transforme en champ de manoeuvre un village sans histoire de Cisjordanie

Benjamin Barthe, correspondant à Jérusalem - Le Monde, le 20 mars 2007


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