16 septembre 2017 - CONNECTEZ-VOUS sur notre nouveau site : CHRONIQUE DE PALESTINE

Une famille contre Kadhafi

samedi 2 avril 2011 - 06h:18

Evan Hill - Al Jazeera

Imprimer Imprimer la page

Bookmark and Share


Cinq frères ont été relâchés de la prison la plus célèbre de Libye. Ils parlent de l’espoir qui les anime : renverser le régime ou mourir en luttant.

JPEG - 100.1 ko
Les frères Jibran (de g. à d.) : Salem, Ibrahim, Khalid (le seul à ne pas avoir été emprisonné) - Jamal, Osama et Muftah - Photo : Evan Hill

Centre-ville de Ajdabia, près du rond-point. Peu affecté, semble-t-il, par la désolation qui règne autour de lui, Salem Jidran, âgé de 34 ans, est là dans sa djellaba grise bien repassée et son gilet brodé dont les motifs fleuris jouent avec le soleil. Il vient de se faire couper les cheveux et son visage est illuminé d’un grand sourire. Lui est ses frères fêtent leur sortie de Abou Slim, la plus célèbre des prisons de Libye.

Une semaine à peine après le début du soulèvement contre le régime de Maamar Kadhafi et ses 41 années de règne sans partage, ces rebelles non-entraînés, déferlent vers l’ouest, s’emparent de raffineries de pétrole clefs et prévoient déjà dans leur enthousiasme de pousser vers Tripoli, la capitale puissamment défendue.

Le moral est au beau fixe à Ajdabia. Le drapeau tricolore, symbole de la révolution, planté sur une fontaine à sec, flotte en plein milieu du rond-point. Sous le drapeau, des enfants jouent autour d’une aile métallique brisée, celle d’un avion de Kadhafi qui vient d’être abattu. Les hommes parlent ouvertement de la chute prochaine du régime Kadhafi.

Dans une telle ambiance, on est tenté de penser que les Libyens ont surmonté leur passé, effacé d’un trait quatre décennies d’oppression. Ce n’est pas le cas, Salem et ses quatre frères portent toujours en eux ce passé.

Une famille combattante

A une certaine distance de la place centrale d’Ajdabia se rencontrent deux pistes pierreuses. Par delà, derrière un mur en béton de couleur brune offrant un peu d’ombre, se trouve la maison de la famille Jidran. Comme beaucoup de villes de l’Est de la Libye, l’infrastructure urbaine d’Ajdabia semble avoir très peu profité de la manne pétrolière.

Depuis le début du soulèvement, un incessant cortège de visiteurs anime le lieu. Congratulations et partage d’anecdotes. Chaque jour, les frères Jidran font 200 km vers l’ouest pour ravitailler des lignes de front constamment redessinées, quelque part dans le désert, pas loin de la grande raffinerie de Ras Lanouf. Les frères passent la moitié de leur temps en tenue de camouflage. Des fusils d’assaut AK-47 sont appuyés au mur peint en rose de la salle d’accueil du rez-de-chaussée alors que les enfants écoutent avec ferveur les histoires racontées par les adultes.

Salem a onze frères et onze s ?urs, tous enfants du colonel Sayed Jidran, marié quatre fois et officier connu de la Défense Civile. Quelques semaines auparavant, la famille n’entretenait aucun espoir de retour des cinq frères.

Damel, Ossama, Meftah, Ibrahim et Salem, en effet, impliqués dans un groupe d’opposition armée, avaient passé six années dans les griffes de l’appareil de sécurité de Kadhafi, en grande partie dans la prison d’Abou Slim où l’on présume que 1000 détenus avaient été massacrés.

Mais au début de février, alors que les rumeurs du soulèvement enflaient, les Jidran reçurent un appel téléphonique : nous vous rendrons vos cinq enfants mais restez tranquilles. Les frères furent relâchés, de même que tous les détenus d’Abou Slim ainsi que d’autres, peu nombreux, des prisons environnantes.

Mais l’offre du régime sonnait creux. Les familles refusaient de négocier tant que les prisonniers n’étaient pas tous libérés. Quelques jours après, le 17 février, alors que la contestation contre Kadhafi sortait au grand jour dans l’est du pays, trois hommes moururent à Ajdabya. La population chassa les services de sécurité et la ville tomba aux mains des insurgés.

Pour la première fois de leur vie, les frères Jidran sont libres de raconter à des reporters étrangers ce qu’ils ont vécu en détention. L’histoire qu’ils racontent jette un peu de lumière sur cette lutte menée sans relâche contre un des régimes les plus oppressifs et secrets de la planète.

La détention commence

Les forces de la sécurité intérieure vinrent chercher Ibrahim et Oussama le 25 février 2005. Ils mirent la main sur Ibrahim à Abyar, une ville à l’est de Benghazi, la seconde ville de Libye et le siège de la révolte.

JPEG - 9.4 ko
Ibrahim a été le plus impliqué dans l’opposition armée

A l’extérieur du garage où Ibrahim était venu faire réparer sa voiture, des dizaines d’hommes venus en voiture l’entourèrent et se mirent à le frapper avec des barres métalliques. Quand il tenta de se défendre, des coups de feu furent tirés en l’air. Alors qu’il était à terre, un des hommes le frappa avec la roue de secours et lui fit perdre connaissance.

Quand il se réveilla, il était toujours au même endroit mais nu, ligoté et les yeux bandés. Il pouvait entendre les hommes célébrant leur prise à coups de feu tirés en l’air et avec des slogans pro-Kadhafi.

Ils le jetèrent à l’arrière d’une camionnette bâchée et le menèrent dans un bâtiment utilisé par les forces de sécurité. Là-bas, en dépit du froid et de la pluie, ils le jetèrent nu dans la cour et recommencèrent à le frapper jusqu’à ce qu’il s’évanouisse à nouveau. Il est resté trois nuits sans aucun vêtement sur le corps.

Pendant des années, Ibrahim et Ossama ont milité dans un réseau aux contours assez vagues constitué d’hommes très portés sur la religion et décidés à renverser le régime de Kadhafi. Le groupe n’avait pas de nom. En dépit de leur piété religieuse et de l’inspiration qu’ils tirent de la philosophie des Frères Musulmans d’Egypte, ces hommes, selon les Jidran, ne sont pas extrémistes.

Ils assurent qu’ils avaient été dans un premier temps ouverts au dialogue avec le fils de Kadhafi, Seif El Islam, qui avait toujours affiché des velléités réformatrices. Mais en vain, car celui-ci s’est révélé n’être qu’un hypocrite. Cet individu âgé de 38 ans, bardé d’un doctorat de la London School of Economics avait servi comme interlocuteur avec l’Occident mais il n’avait rien fait de palpable pour ouvrir des espaces de liberté politique dans le pays. Il ne restait plus alors, selon les Jidran, que la voie de la lutte armée.

A l’instar de la population locale de l’Est de la Libye, là où, aujourd’hui, le soulèvement est le plus fort, les Jidran et leur groupe se revendiquent d’un passé de résistance à l’oppression qui remonte à l’époque ottomane et qui s’est distingué à l’époque moderne par la lutte contre l’occupant colonial italien.

Dans les années 90, des Moudjahidines [combattants] libyens qui s’étaient battus contre l’armée soviétique en Afghanistan retournèrent au pays et déclenchèrent la guérilla contre le régime Kadhafi. Leurs bases d’appui étaient situées en dehors de villes comme Derna et Baida, le long de la côte, à l’Est, dans une région appelée le Djebel el Akhdar, la Montagne Verte.

Militant sous le nom de « Groupe Islamique Combattant Libyen », des guérilleros attaquèrent des postes de l’armée et de la police dans les zones orientales du pays et, en 1996, tentèrent, selon ce qui fut rapporté, d’assassiner Kadhafi lui-même - mais il faut dire que la grenade propulsée par fusée ne frappa pas la voiture de Kadhafi mais un autre véhicule.

Après la tentative d’assassinat manquée contre sa personne, Kadhafi lança une campagne de répression contre le GICL, lequel fut, en 2001, classé, aussi bien par l’ONU que par le Royaume Uni pour des liens présumés avec El Kaida, dans la liste des organisations terroristes. Beaucoup de combattants s’enfuirent alors que d’autres allèrent en prison. Par la suite, au moins 90 membres de cette organisation furent relâchés après, dit-on, des négociations avec la Fondation Internationale des Associations Caritatives dirigée par Seif-El Islam Kadhafi.

« Il semble qu’une divergence soit née entre ceux qui sont sortis de Libye et ceux qui sont restés en prison » avance Henry Wilkinson, directeur-adjoint de la Janusian Security Consultancy basée à Londres.

JPEG - 10.9 ko
Osama a été arrêté en même temps d’Ibrahim

Certains combattants libyens qui sont sortis ont grimpé dans la hiérarchie du commandement d’El Kaida alors que ceux qui sont restés au pays ont renoncé à la violence.
Parce que le GICL ne représentait qu’une tranche dans le vaste mouvement de lutte contre le régime, son démantèlement n’a pas empêché les accrochages armés contre les forces de sécurité d’éclater tout au long de la dernière décennie.

Le groupe auquel appartenaient les Jidran, composé d’une soixantaine d’hommes, sont adeptes d’un Islam modéré. « Nous ne sommes pas des extrémistes, dit Ibrahim. Deux ou trois de nos frères ont appartenu au GICL mais pour l’essentiel, ce sont les années passées en prison qui nous ont poussés vers la lutte armée ».

Ils se considèrent partie prenante du soulèvement actuel lequel, jusqu’à présent, ne vise que des buts à caractère non-religieux. « Nous aussi, nous voulons des changements démocratiques et il est de notre devoir de musulmans pratiquants de lutter pour apporter ces changements au peuple. »

« Toute la responsabilité pèse sur nos épaules » conclut-il.

Briser l’opposition

Ce fut un des détenus devenus militants qui causa par accident le démantèlement du groupe.

Hatim, un inspecteur de police de Benghazi était buveur avant son emprisonnement à Abou Slim. Son crime : avoir donné 50 dinars libyens ($40) à un homme recherché, nous dit Ibrahim. Après cinq années passées en prison, il devint musulman pratiquant et militant anti-gouvernemental.

Ibrahim avait souvent accueilli chez lui des militants recherchés comme Hatim. Là, ils préparaient leurs attaques contre des institutions symboles du pouvoir comme les immeubles administratifs et les casernes de police. Un jour, alors qu’il préparait des joulatin - des bombes faites de boîtes de conserve truffées de TNT souvent utilisés pour la « pêche » au poisson mais dont on avait vite fait des armes pour la révolte - un de ces engins lui explosa à la figure. Ses amis l’emmenèrent dans une clinique privée de Benghazi où les médecins le redirigèrent vers l’Egypte pour des soins plus poussés.
La nouvelle de cet accident, bien évidemment, ne tarda pas à se répandre et quand Hatim retourna en Libye, des agents de la sécurité intérieure l’arrêtèrent à Beida et, dans son état de grande faiblesse, il finit par tout déballer, nous dit Ibrahim.

Le jour suivant, ce fut au tour d’Ossama d’être arrêté et immédiatement après, toute la famille habitant Ajdabia fut convoquée pour être interrogée. Salem, à ce moment-là était à Sabha quand un proche lui apprit au téléphone ce qui s’était passé.

Nous savions exactement ce que cela impliquait, nous dit Salem.

Il savait qu’on le considèrerait comme membre du groupe puisqu’il était le frère de Ibrahim et avait une fois procuré à celui-ci une voiture et de l’argent.

Sans passeport, Salem traversa la frontière nigérienne avec l’idée qu’il ne retournerait jamais en Libye. Pendant une année, il vadrouilla dans les pays voisins à la recherche d’un lieu où il pouvait s’installer. En août 2005, ses frères Djamel et Meftah furent arrêtés.

La famille entière dans les filets du régime

Djamel était connu pour son activité de soutien aux jeunes désireux d’aller combattre les troupes américaines en Irak alors que Meftah avait connu le Royaume Uni durant l’année de stage de perfectionnement que lui avait offert son employeur, la Arabian Gulf Oil Company. Tous deux constituaient un gibier de choix pour les forces de la sécurité intérieure libyenne.

Agé de 19 ans et célibataire, Djamel vivait encore dans la maison familiale. Les forces de sécurité arrivèrent tard dans la nuit d’un vendredi du mois d’août et l’emmenèrent. Au quartier général, il trouva deux jeunes qu’il avait connus parce qu’ils étaient de ceux qui devaient aller combattre en Irak.

L’interrogatoire que subit Djamel, au départ, fut conduit sans bandeau sur les yeux, mais quand des officiers de haut rang arrivèrent de Tripoli quelques heures plus tard, ils ordonnèrent qu’on lui en mit un. La population était au courant de l’arrestation de Ibrahim et d’Ossama et il était clair que les forces de sécurité considéraient le démantèlement de ce groupe comme un grand succès. Il faut dire que les officiers de Tripoli ne manquèrent pas de critiquer leur collègues de Ajadbya parce que ceux-ci avaient mis six mois à arrêter les frères Jidran.

Le deuxième jour de son arrestation, Djamel fut cagoulé, menotté aux chevilles, et suspendu la tête en bas. Des coups lui étaient assénés avec des câbles électriques et des tuyaux en plastique dur pendant qu’on lui demandait d’avouer que son père, le colonel, était dans l’opposition.

Pendant les huit premiers jours, Djamel et huit de ses compagnons étaient enfermés dans une cave où ils étaient durement et inlassablement soumis aux mêmes questions : quelle est votre idéologie ? Comment voyez-vous le régime de Kadhafi ? Que voulez-vous faire à ce pays ?

Au cours d’une séance en tête-à-tête, les agents interrogèrent Djamel spécialement à propos de son intérêt pour l’Irak. Pourquoi donnes-tu de l’argent à ces gens ? Pourquoi veux-tu aller en Irak ? Soutiens-tu El Kaida ?
Un vendredi dans l’après-midi, ils mirent Djamel et les autres dans un bus, les menottèrent, leur mirent un bandeau sur les yeux et les emmenèrent à Tripoli. Il arrivèrent le lendemain à l’aube et furent conduit à El Sika un bâtiment de la sécurité de la capitale. Mais comme El Sika était surchargée, ils furent transférés dans une prison pour détenus politiques appelée Ain Zara.

Pendant une semaine, Djamel fut soumis à interrogation par un juge lequel le condamna à dix ans de prison pour complot visant à renverser le régime. Un peu plus d’une année après, il se retrouva dans la prison d’Abous Slim.
Pendant le temps qu’il passa à Ain Zara, Djamel est resté enfermé dans une cellule avec trois autres détenus. En sortir leur était interdit et la nourriture leur était servie à travers un guichet percé dans la porte. Ce n’est que dix-sept mois après qu’il fut autorisé à sortir une fois par semaine pour une déambulation de quinze minutes. Plus tard, les gardiens lui permirent de sortir pendant une heure, ensuite deux. Pendant deux années, il lui fut interdit de téléphoner, même à sa famille.

JPEG - 9.7 ko
Muftah formé au Royaume-Uni, a probablement été un drapeau rouge pour le régime, disent ses frères

Meftah, quant à lui, arrêté deux jours après Djamel, fit une tentative d’évasion du quartier général de Ajdabia mais elle se termina mal, par une fracture à la cheville. Il avait réussi à sortir dans la cour, à grimper sur une cabane adossée au mur d’enceinte, à sauter par-dessus mais un essieu de voiture malencontreusement placé l’attendait en bas.

Il fut emmené à l’hôpital de Ajdabia où les médecins furent d’avis qu’il devait subir une opération chirurgicale mais ses gardiens refusèrent et se contentèrent de lui « prescrire » un plâtre. Il boîte encore légèrement.

En 2006, Salem fut arrêté au Niger, pas loin de la frontière avec le Tchad. Les policiers l’emmenèrent à Niamey et là, des agents libyens l’attendaient : retour à Tripoli dans un avion de la Afriqiya.

Quand Salem arriva à Tripoli, il fut emmené dans un immeuble de la sécurité extérieure et placé en réclusion solitaire pendant deux semaines. Pendant les trois semaines qui suivirent, il avait toujours un bandeau sur les yeux et n’avait de contact avec personne si ce n’est quand un codétenu lui amenait la nourriture.

Il fut interrogé mais essentiellement sur ses activités en dehors de la Libye. Ils ne semblaient pas intéressés par le groupe auquel appartenaient ses frères. Lors de certains interrogatoires où on lui avait retiré le bandeau afin qu’il puisse bien voir, ils utilisèrent des chiens dont ils approchèrent les crocs menaçants à quelques centimètres de son visage. Ils le menacèrent aussi de la même façon - pas de morsure mais d’électrocution - avec un câble électrique branché au mur.

Ils lui dirent que le pire était encore à venir.
« Nous allons t’emmener dans un endroit où tu vas tout avouer. »

Quatre semaines après, yeux bandés et menotté, il fut jeté à l’arrière d’une voiture, le corps sur le siège et tête sur le plancher. Dans la petite pièce de la sécurité interne où il fut emmené, on lui retira le bandeau et il vit huit hommes assis autour de lui.

« Tu ne mérites pas de vivre, lui dit l’un d’eux, tu es un ennemi de Kadhafi. »

JPEG - 11 ko
Salem a visité les lignes de front des rebelles tous les jours après avoir été libéré de prison à la fin Février

Salem leur dit qu’il était prêt à faire tout ce qu’ils voulaient. « Donne-nous des noms, lui dirent-ils, ta capture nous a beaucoup coûté et tu dois la payer ». Des interrogatoires violents suivirent. Au cours de l’un d’eux, alors qu’il était debout contre le mur et les yeux bandés, recevant continuellement des coups au visage, il tomba et son bandeau glissa légèrement. Il vit alors quatre grands hommes et les instruments qu’ils utilisaient : une barre d’aluminium, un tube d’acier enrobé de caoutchouc et des bâtons.

Ils le frappèrent alors qu’il était à terre. Un des hommes bouscula un meuble qui tomba sur lui. Il tenta de se réfugier derrière mais une grande parties de son corps restait exposée et recevait des coups. Il se remit sur ses pieds et courut à l’autre bout de la pièce et, dans sa panique, agrippa le câble d’alimentation du climatiseur. Ils l’arrachèrent de ce coin de la pièce et continuèrent à le frapper.

Les coups cessèrent mais il se retrouva menotté mains derrière le dos et pendu à une porte par les poignets, les articulations des bras douloureusement étirés et les pieds à un demi-mètre du sol.

Résister à Kadhafi, à l’intérieur de la Libye et en Irak

A Abou-Slim, les frères ont été témoins de niveaux de violence plus élevés, ceux dont seul est capable un régime qui ne tolère pas la moindre contestation. En octobre 2006, durant le Ramadan, un groupe d’hommes qui avaient été détenus pendant des années sans avoir vu un juge, organisèrent un sit-in devant un bâtiment administratif. Il demandaient à parler à un responsable.

Ibrahim raconte : le sit-in commença à 2 heures. Quelques heures seulement après, une force d’une trentaine d’hommes de la Sécurité Centrale portant des tenues de camouflage bleues arriva sous le commandement d’un colonel qui porte le nom de Abdelhamide Essayed. Les soldats frappèrent les protestataires, lesquels se battirent pour se défendre. Essayed ordonna alors aux soldats de tirer. Parmi ces derniers, ceux qui étaient perchés sur les murs tirèrent et un protestataire fut tué alors que d’autres furent blessés.

Il ne nous a pas été possible de confirmer cette narration mais Allison Baddawi, un chercheur, écrivant pour la Freedom House, un observatoire de la démocratie basé à Whashington, décrit le mouvement de protestation du Ramadan comme une « émeute... déclenchée par un certain nombre de prisonniers appartenant à des groupes islamistes militants ». Elle écrivit aussi qu’un homme mourut alors que d’autres furent blessés.

Beaucoup des détenus d’Abou-Slim étaient des Libyens qui avaient été appréhendés alors qu’ils se rendaient en Irak. En 2007, en une seule journée, 100 hommes, interceptés en Syrie ont été internés à Abou Slim, nous dirent les frères.

Les Libyens, et particulièrement ceux de l’Est, sont connus pour compter beaucoup d’hommes prêts à se battre contre les troupes américaines. Une cache de documents biographiques gardée par les « affiliés d’El Kaida » et saisie en 2007 lors d’un raid américain dans la ville de Sinjar, près de la frontière syrienne, révèle que la Libye est en seconde position après l’Arabie pour le nombre de volontaires partis en Irak. Mais rapporté à la population, le nombre de Libyens volontaires surpasse de loin celui des autres pays arabes.

Parmi les 595 hommes dont la nationalité est mentionnée dans les documents de Sinjar, 112 viennent de Libye et, parmi les 88 Libyens dont le leu de naissance est connu, 84 viennent de Derna ou de Benghazi.

Des câbles diplomatiques US envoyés de l’ambassade de Tripoli - et révélés par Wikileaks en début d’année - décrivent l’Est de la Libye comme une région paupérisée offrant un terreau à l’extrémisme islamiste.

Un câble rapporte que les Libyens de l’Est croient qu’ils n’ont rien à perdre en se sacrifiant en Irak et qu’ils sont fiers de perpétuer l’histoire de la résistance de leur région aux occupants. Il se considèrent héritiers de Omar El Mokhtar, cette grande figure de la résistance libyenne contre l’occupation italienne.

Dans un autre câble, un officiel de l’ambassade américaine évoque un déjeuner à Derna au cours duquel des habitants lui dirent que faire le djihad en Irak était une façon de frapper Kadhadi, car la lutte en Libye même était une cause perdue.

« Le point de vue ancré chez les habitants était que les Etats-Unis avaient décidé... de soutenir Kadhafi afin d’asseoir la coopération anti-terroriste et d’assurer une production ininterrompue de pétrole et de gaz.
Un libyen, s’entretenant avec un officiel de l’ambassade américaine, déclara qu’affronter Kadhafi serait de la folie puisque beaucoup de Libyens de l’Est étaient convaincus que les Américains ne permettraient jamais que le régime tombe.

« Se battre donc en Irak contre les Américains et les forces de la coalition était, pour beaucoup de jeunes militants radicaux impatients, le moyen de frapper dans le même temps et Kadhafi et ses supposés soutiens américains » écrivit le diplomate.

Une chance pour un « ami » de l’Amérique

Ibrahim et Djamel étaient d’accord. « Envoyer des hommes se battre en Libye montre à Kadhafi que les jeunes de l’Est de la Libye ne font pas de différence entre la vie et la mort » dit Ibrahim. S’ils sont capables du sacrifice suprême en Irak, ils le sont aussi en Libye.

JPEG - 10.6 ko
Djamel était recherché par le régime pour avoir soutenu ceux qui sont allés combattre les troupes américaines en Irak

Bien que Djamel n’eût jamais l’intention d’aller en Irak, il considérait la présence américaine là-bas comme une « injustice » qu’il se sentait obligé de combattre en apportant son aide aux jeunes qui voulaient y aller, en leur procurant un soutien moral, en leur donnant de l’argent et en les hébergeant chez lui à Ajdabia.

En dépit de tout cela, nous dit-il, les USA ne sont pas l’ennemi du peuple libyen, ils peuvent même en fait devenir un allié contre Kadhafi. Nous rejetons catégoriquement la présence sur notre sol de troupes étrangères, il est vrai, mais les Libyens considèreraient les Américains comme leurs amis s’ils intervenaient pour protéger notre soulèvement en usant de frappes aériennes contre les troupes et bâtiments militaires de Kadhafi.

A la suite du vote du Conseil de Sécurité en faveur d’une zone d’interdiction aérienne et d’actions militaires visant à défendre la population contre Kadhafi, de telles frappes devinrent probables. En dépit du risque qu’elles fassent des victimes civiles, l’opposition libyenne n’a pas cessé de les réclamer pendant des semaines. Certains membres de l’opposition ont même demandé, de façon précise, que les avions US bombardent Bab El Azzizia, la résidence-centre de commandement de Kadhafi.
 
Les rapports entre l’opposition libyenne et les USA cependant, quand on les considère dans le long terme, restent marqués par l’incertitude. En dépit du fait que, dan sa composante et ses discours, le Conseil National Libyen présente un visage laïque, des officiels et des commentateurs américains ont exprimé des inquiétudes à propos des forces qui meuvent le soulèvement. Ils ont peur que les islamistes djihadistes, leur bête noire, ne finissent par confisquer le mouvement à leur profit.

Les Jidran constituent peut-être une réponse vivante à ces interrogations. Ils parlent en termes clairs et univoques de leur religion : l’Islam est leur religion et ils aspirent à réaliser la démocratie et la liberté pour la Libye dans un contexte islamique. Mais les frères ne sont pas coupés du monde et de ses évolutions. Ils ne sont pas, à la manière de Ben Laden, des islamistes radicaux vivant dans des grottes, attendant le retour de l’âge d’or de l’Islam et aspirant à la domination mondiale.

« Oui, nous sommes Musulmans mais cela ne nous empêche pas d’être modernes », nous dit Ibrahim. « Nous avons besoin de l’Islam mais en réalité, restaurer le califat est très difficile. A l’époque moderne, il y a des parlements et une diversité de mouvements. »

« Les expériences des Talibans et de l’Algérie montrent qu’une telle chose est impossible. »

Mais pour le moment, l’enjeu le plus urgent n’est pas de dessiner le système politique futur de la Lybie mais de se battre et de remporter la victoire car autrement, c’est la mort. »

« Le régime de ne nous a laissé que deux choix : être écrasés par sa dictature ou mourir », nous dit Meftah. Le peuple libyen a un message pour Kadhafi : nous sommes six millions, sache qu’en notre sein, cinq millions sont prêts à mourir afin que le million qui survivra vive dans la dignité. »

18 mars 2011 - Al Jazeera - Vous pouvez consulter cet article à :
http://english.aljazeera.net/indept...
Traduction de l’anglais : Najib Aloui


Les articles publiés ne reflètent pas obligatoirement les opinions du groupe de publication, qui dénie toute responsabilité dans leurs contenus, lesquels n'engagent que leurs auteurs ou leurs traducteurs. Nous sommes attentifs à toute proposition d'ajouts ou de corrections.
Le contenu de ce site peut être librement diffusé aux seules conditions suivantes, impératives : mentionner clairement l'origine des articles, le nom du site www.info-palestine.net, ainsi que celui des traducteurs.