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Le jour où la Katiba est tombée

mercredi 2 mars 2011 - 13h:01

Evan Hill - Al Jazeera

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Le tournant de l’insurrection populaire en Libye s’est peut-être produit lorsque les manifestants ont investi une caserne de Benghazi.

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Manifestants fêtant la libération de la ville de Benghazi - Photo : Reuters/Asmaa Waguih

Si Benghazi, la deuxième ville de la Libye, est devenue le c ?ur symbolique de la révolution dans ce pays d’Afrique du Nord, alors la bataille pour la conquête de sa garnison militaire a été la clé de l’insurrection.

Durant 3 jours, les civils opposés à la dictature vieille de 42 ans du colonel Mouammar Kadhafi ont réussi à tenir bon puis à vaincre une base fortifiée gardée par des détachements de plusieurs unités militaires libyennes, l’un d’elles étant particulièrement crainte et fortement entraînée : la brigade Khamis, une unité spéciale dirigée par le plus jeune fils de Kadhafi.

En fin de compte, il y a eu de nombreux tués aussi bien du côté des manifestants anti-gouvernementaux que des partisans de Kadhafi, et des centaines de blessés. Et les forces de Kadhafi ont fui la ville.

Benghazi est tombée complètement dans les mains de l’opposition et est devenue le siège de la coalition nationale dont la mission est d’en finir avec le régime de Kadhafi. Les remparts autrefois redoutés des forces de sécurité de Kadhafi sont maintenant effondrés et en pièces, un site pour les touristes.

Une brusque étincelle

Dans les murs détruits de la Katiba - ce qui signifie bataillon ou phalange en arabe, mais est un raccourci à Benghazi pour dire la garnison - le toit en béton d’une tribune donnant sur un vaste terrain de parade s’affaisse lentement, ses colonnes de soutien étant brisées, ses murs blancs et verts - la couleur standard du régime de Kadhafi - teintés de noir par le feu.

Un trou béant dans le mur nord de l’enceinte, des barres métalliques tordues et déchiquetées sortant des blocs de béton, marquent l’endroit où les manifestants ont d’abord réussi à passer sous une grêle de coups de feu. A la bombe de peinture blanche, quelqu’un a écrit « Place des Martyrs » en arabe sur une porte métallique à moitié sortie de ses gonds.

Bien que les militants préparaient une « journée de colère » pour le 17 février à la suite des soulèvements réussis en Tunisie et en Égypte, des manifestations ont commencé en fait à Benghazi dès le 15 février, lorsque des centaines de citoyens mis en colère par l’arrestation d’un avocat des droits de l’homme, Fathy Terbil, sont descendus dans la rue.

Terbil était le représentant des familles des milliers de détenus qui ont été massacrés par le régime à la prison Abu Salim à Tripoli en 1996. Ces manifestations soudaines, qui se sont transformées en manifestations anti-Kadhafi, ont pris par surprise les jeunes et politiquement actifs habitants de Benghazi.

« Nous venons de discuter à l’école et parmi mes collègues et amis, et tout le monde demandait : ’Tu vas à la protestation du 17 ?’. Mais les gens avaient peur et disaient : ’Si beaucoup de gens y vont, alors j’irai’ », dit Ahmed Sanalla, un britannique âgé de 26 ans qui a passé les quatre dernières années à étudier la médecine à l’Université Garyounis à Benghazi.

« Une fois qu’ils sont sortis dans la rue, nous les avons rejoints, puis tout le monde est venu. »

Cette première journée, les manifestants anti-Kadhafi se sont affrontés avec des partisans du régime dans la rue Jamal Abdel Nasser, une rue qui traverse le centre de la ville dans la direction de la mer Méditerranée.

Une bataille avec jets de pierres a éclaté entre les deux côtés. À un moment donné, un adolescent a brandi un poster à l’effigie de Kadhafi et l’a déchiré. La foule a réagi avec joie.

La police a riposté avec brutalité. Les agents se sont répandus dans la zone depuis le siège principal de la Sécurité. Des camions blindés ont aspergé d’eau brûlante les manifestants.

« C’est à peu près là que tout a commencé, » a déclaré Sanalla.

Des dizaines de morts

Le 16 février, les forces de répression tenaient fermement Benghazi. Mais le lendemain, décrété « jour de colère », une foule de milliers de personnes dont des avocats et des juges se sont réunis sur la place à l’extérieur du palais de justice de la ville, sur le bord de mer.

Cette démonstration exceptionnelle de colère populaire a suscité une réaction meurtrière de la part des forces de police, lesquelles n’avaient [pour cause] presque pas d’expérience de la façon de contrôler des rassemblements. Les journalistes étrangers n’avaient pas encore atteint Benghazi, mais des témoins ont rapporté que la police a très vite ouvert le feu en tirant à balles réelles, tuant au moins six personnes.

Pendant ce temps, les manifestations se multipliaient dans les villes de Baida et Tobrouk, à l’est, et la journée s’est terminée avec au moins 24 morts, selon une estimation de Human Rights Watch.

« Les violentes attaques des forces de police contre des manifestants pacifiques mettent à nu la réalité de la brutalité de Mouammar Kadhafi face à toute dissidence interne », a déclaré Sarah Leah Whitson, représentante du même groupe au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.

Kadhafi en avait apparemment eu assez. Le lendemain, un vendredi, des hommes armés portant des casques de chantier jaunes et désormais tristement célèbres ont investi les rues de Benghazi.

Les habitants disent que ces criminels ont été transportés à l’aéroport local de Benghazi par la compagnie aérienne Afriqiyah depuis d’autres places en Libye, ou de pays voisins au sud comme le Tchad et le Niger.

Bien que de nombreux Libyens aient des ancêtres sub-sahariens - ce qui leur donne un ton de peau plus sombre et des traits du visage non-arabes, ce qui se voit de façon habituelle dans les rues - les manifestants anti-régime n’ont pas tardé à étiqueter leurs attaquants de « mercenaires africains ».

Après la prière de midi, la foule a démarré un cortège funèbre à destination d’un cimetière local en l’honneur des morts de jeudi. Les manifestants défilèrent devant le siège de la sécurité principale dans un quartier appelé Hawari. Comme ils se tenaient à l’extérieur du bâtiment, criant des slogans en signe de protestation, la police a ouvert le feu depuis le toit du bâtiment et pardessus les murs.

Benghazi a connu alors l’enfer. Les photos et les vidéos postées sur Internet par des habitants montrent des hommes coiffés de casques lâchés dans les rues de la ville, armes au poing et tirant en l’air, forçant les portes des maisons tandis que des spectateurs terrifiés crient d’horreur depuis leurs balcons.

Des témoins affirment que ces hommes ont voyagé dans des voitures civiles et des ambulances sans immatriculation, et qu’ils tiraient au hasard sur les fenêtres des maisons avec leurs fusils d’assaut.

Les troupes de l’armée stationnées dans la ville ont fait des déclarations encourageantes pour les milliers de manifestants qui sont restés devant le palais de justice, mais les forces de police ont pris d’assaut la foule dans les heures qui précédaient l’aube, tirant des gaz lacrymogènes.

Human Rights Watch a été obligé de constamment mettre à jour ses bilans, citant des sources dans les hôpitaux de Benghazi. Trente-cinq personnes avaient été tuées dans la ville la seule journée de vendredi, la plupart par balles.

Dans un pays de seulement six millions de personnes - et dans une ville d’environ 750 000 habitants - où les familles puisent leur origine dans de vastes communautés tribales, les assassinats ne passent pas inaperçus ou sans contrepartie.

« Une fois le sang versé, tout était dit », a déclaré Sanalla.

« Qu’il meure »

Le vent a commencé à tourner favorablement pour les forces anti-régime le samedi. En dépit d’un arrêt d’Internet et de fortes limites sur les communications par téléphonie mobile, les manifestants ont tout de même réussi à se réunir en masse à Benghazi.

Ils ont concentré leur colère sur les symboles du régime qui leur tombaient sous la main. Les tribunaux, les commissariats de police, les prisons et un musée honorant le texte fondateur de Kadhafi - le Livre vert - ont tous été incendiés, jusqu’à ce qu’il ne reste que la Katiba et le bunker de la sécurité dans Hawari.

Debout sur le toit du siège de la sécurité détruit le dimanche, Mohammed al-Houni, un jeune manifestant, rappelle le combat. Entre les murs intérieurs et extérieurs de la « muderiya » [la direction] comme était nommé le bâtiment, le sol était encore couvert de dizaines de pierres - l’arme la plus habituelle des manifestants.

Face à des hommes armés de fusils, les jeunes ont jeté des pierres, convergeant vers le bâtiment depuis le nord et l’ouest. Ils ont utilisé des explosifs de fabrication artisanale pour briser les portes extérieures, mais sous un feu nourri par ce que les témoins ont identifié comme étant des canons antiaériens de 14,5 mm, ils se sont retirés.

Les habitants parlent d’un « massacre », les médecins à Benghazi disant que même des enfants âgés de huit ans avaient été tués. Et des images terribles de corps démembrés par ce type de munitions sortent des hôpitaux de Benghazi.

Asim Mahmoud, un étudiant de 23 ans à l’université Garyounis de Littérature, a travaillé occasionnellement dans la muderiya pour la prise d’empreintes digitales pour les forces de sécurité. Le dimanche, parcourant ce qu’il reste des pièces autrefois occupées par des officiers de haut rang, il a raconté à Al-Houni la journée où les manifestants rassemblés en masse ont essayé de prendre d’assaut le bâtiment.

Un cousin d Mahmoud avait été tué lors d’un affrontement à la Katiba, et il était très en colère à cause des déclarations provocantes de Kadhafi qui décrivait les manifestants comme des toxicomanes et des terroristes. Le samedi de la première attaque, il s’était caché à l’intérieur avec d’autres employés des services de sécurité.

Le lendemain, il a enlevé son uniforme, s’est glissé dehors par une porte latérale, et il a couru rejoindre l’opposition. Al-Mahmoud et Al-Houni servent désormais ensemble en tant que membres d’une équipe civile protégeant la muderiya des pillards ou des partisans de Kadhafi.

La foule s’était approchée des murs de la Katiba et a commencé à lancer des pierres. Les soldats ont riposté depuis l’intérieur. Les échanges se sont poursuivis jusqu’à ce que les soldats demandent une trêve.

Ils ont crié aux manifestants qu’ils étaient du côté du peuple, ont ouvert les portes et fait signe aux hommes de venir négocier. Tawfik Omran, un ingénieur de 30 ans qui filmait la confrontation, a raconté que ses camarades lui ont dit de rester alors qu’ils allaient de l’avant, lui disant de filmer ce qui se passe.

Lorsque les jeunes se sont approchés à environ six mètres, l’armée a ouvert le feu à nouveau, fauchant la ligne de front des manifestants. Les hommes autour de Omran ont bondi en avant, criant « Dieu est grand ! » Omran s’est tourné pour retenir un homme qui tentait d’avancer. L’homme est tombé. Omran a essayé de le tirer par ses vêtements. Puis il a remarqué le sang qui coulait. L’homme avait reçu une balle dans le cou.

Omran s’est retrouvé au milieu des soldats qui avançaient. Il a montré l’homme qui avait besoin d’aller à l’hôpital. Les soldats ont alors donné des coups de pied au blessé. « ’Qu’il meure’, ils ont répondu », nous dit Omran. Ensuite, ils ont traîné Omran à l’intérieur de l’enceinte et l’ont jeté dans une cellule dans une cave, jusqu’à ce qu’il soit plus tard libéré par les manifestants.

L’armée change de bord

Le dimanche, les forces anti-kadhafi avaient décidé de terminer le travail. Bien que la journée ait commencé tranquillement, la foule s’est mise à protester en masse dans l’après-midi. Les gens se sont dotés de joulateena - petites bombes artisanales que les habitants traditionnellement jettent dans la mer et font exploser pour tuer des dizaines de poissons à la fois.

En dehors de la Katiba, alors que le soir tombait, les hommes ont amené des bulldozers et des camions réquisitionnés et chargés avec de l’essence, et ils ont tenté de faire tomber les murs. Beaucoup ont été abattus derrière leur volant, leurs véhicules s’arrêtant ensuite tout seul dans la rue. Des ambulanciers bénévoles se déplaçaient à travers le combat, ramassant les victimes et les transportant à l’hôpital à proximité.

À un moment donné dans la soirée, Abdel Fattah Younes, un loyaliste de longue date du régime de Kadhafi et commandant des forces spéciales a fait défection et est passé du côté des manifestants.

Les troupes de son unité, basée à la périphérie de la ville, sont arrivées sur le côté opposé de la Katiba, armées de mitrailleuses et conduisant des camions sur lesquels étaient montés des canons anti-aériens. Deux tanks sous le commandement de Younes ont suivi.

Younes a été la défection la plus marquante et la plus immédiatement bénéfique pour les manifestants, mais des troupes gouvernementales avaient déjà commencé à changer de côté dans les jours qui ont suivi le début du soulèvement.

Zakaria Abdelrahman al-Jihani, âgé de 24 ans, a déserté son poste militaire le 15 février pour retourner à Benghazi, sa ville natale.

Alors qu’il monte la garde dans une prison de l’ancien régime à Benghazi, ce vendredi, gardant un stock d’armes, al-Jihani raconte qu’il avait rejoint l’armée en 2004 pour devenir un membre de la Bashariya Thafeda, une unité de commando de la marine. Avant le soulèvement, son unité a été affectée à la garde d’une installation pétrolière importante à Ras Lanuf, plusieurs centaines de kilomètres de l’ouest de Benghazi, près de Syrte, une place forte de Kadhafi.

Alors que les manifestations éclataient, le commandant Al-Jihani l’avait autorisé, lui et d’autres à ce qu’ils rentrent chez eux.

« La seule chose que j’avais à l’esprit était d’avoir une arme », raconte-t-il. « Les gens se battaient avec des pierres. Ils ont commencé à leur tirer dessus avec des canons anti-aériens. »

Al-Jihani et environ 70 autres personnes, dont des amis de son unité, avaient visité une base à proximité le vendredi avant l’attaque de la Katiba, et ils l’ont trouvé vide. Les soldats avaient déjà rejoint le peuple, dit-il. Ils ont pris les lance-roquettes lance-grenades, des fusils AK-47 et des canons anti-aériens.

Le dimanche, des manifestants armés utilisèrent des stratégies similaires à celles de leurs camarades qui avaient investi la Katiba, et ils ont pris d’assaut le siège de la sécurité dans Hawari et y ont trouvé des armes. L’attaque de la Katiba s’est intensifiée, et les manifestants ont commencé à franchir les murs et à incendier la caserne depuis l’extérieur.

Selon certains manifestants, Younis, un habitant de longue date de Benghazi, a indiqué un passage sûr aux troupes loyalistes pour s’échapper de la Katiba et sortir de la ville.

Alors que les forces anti-Kadhafi accédaient à l’intérieur de la base, ils ont eu la preuve de la division dans les troupes. Des éléments de trois unités avaient été stationnées là pour étouffer le soulèvement : la brigade Fadheel de Sitre, la brigade Khamis de Tripoli, et la brigade de Tariq qui était basée dans la ville méridionale de Sabha. Des soldats de la brigade Fadheel, a déclaré Omran, étaient de Benghazi ou y avaient des liens familiaux et ils ont refusé de tirer sur les manifestants. Une douzaine ou plus d’entre eux ont été fusillés par leurs compagnons d’armes, a-t-il dit. Les manifestants ont découvert par la suite les corps de soldats sévèrement brûlés à l’intérieur de la Katiba, les mains attachées dans le dos.

Le dimanche soir, aux alentours de 9 heures 30, la bataille de la Katiba était terminée. Les loyalistes et les mercenaires de Kadhafi avaient été tués ou capturés, ou s’étaient fondus dans la campagne ou enfuis vers Tripoli. Les forces de l’opposition avait gagné la bataille pour libérer Benghazi. Maintenant, il va leur falloir trouver une façon de s’auto-administrer.

1° mars 2011 - Al Jazeera - Vous pouvez consulter cet article à :
http://english.aljazeera.net/indept...
Traduction : Naguib


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